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passions barbares dans leur sauvage grandeur, l’amour de l’or, la soif de la vengeance, — de comparer, dis-je, à ces chants païens et barbares le poème à demi chevaleresque et à demi chrétien des Niebelungen, poème où sont racontées des aventures semblables, mais où apparaissent des sentimens d’un autre âge. Il y a aussi deux versions, mais beaucoup moins différentes, du Ramayana. L’une s’est conservée dans le Bengale, l’autre dans une partie plus septentrionale de l’Inde. C’est celle-ci qu’ont suivie MM. Schlegel et Lassen ; M. Gorresio a choisi la première. Sans balancer ici les mérites des deux rédactions, je dirai seulement que le public ne peut que gagner à cette divergence d’opinions entre les savans éditeurs, puisqu’il aura deux textes au lieu d’un, ce qui lui permettra d’établir d’utiles comparaisons. C’est, du reste, l’opinion fort sage de M. Gorresio, et M. Schlegel reconnaît de son côté que les deux rédactions sont très semblables, ne diffèrent que par quelques détails, et ne s’écartent point l’une de l’autre dans la teneur générale du récit. Ainsi il n’y a pas à se soucier beaucoup de savoir quelle est celle qu’on doit préférer, et il faut seulement remercier les éditeurs de nous les faire connaître toutes les deux[1].

Si on possédait les épopées indiennes dans un état plus voisin de leur état primitif, le Ramayana et surtout le Mahabarata présenteraient une étendue moins considérable. Évidemment bien des épisodes ont été insérés après coup dans la narration. C’est ce qu’aujourd’hui les plus sages critiques de l’Allemagne croient être arrivé pour l’Iliade et l’Odyssée, et c’est ainsi qu’on explique les contradictions et les discordances d’après lesquelles l’audace ingénieuse de Wolf s’était trop hâtée de nier l’existence d’Homère.

Quelquefois, au contraire, on surprend dans le Ramayana un travail d’abréviation, qui élague au lieu d’ajouter. Ainsi l’histoire d’un adolescent que son père a élevé dans l’ignorance du charme et de la beauté des femmes, et que de séduisantes jeunes filles viennent troubler au sein de sa retraite, cette histoire a été tronquée dans l’une des versions du Ramayana, parce qu’elle n’a pas paru aux antiques éditeurs assez conforme à la gravité de l’ensemble. Ils semblaient pressentir que cet épisode du poème sacré était destiné à figurer, après beaucoup de siècles, dans un recueil bien frivole ; en effet, il est impossible de méconnaître dans un récit du Ramayana l’origine de la nouvelle italienne d’où La Fontaine a tiré le conte des Oies du frère Philippe. Ce n’est pas, on le sait, le seul des fabliaux et des apologues qui, au moyen-âge, soit venu du fond de l’Orient pour fournir plus tard, après avoir couru l’Europe, le sujet d’un conte charmant ou d’une fable exquise

  1. On peut reprocher à M. Schlegel d’avoir donné ce qu’il appelle lui-même un texte éclectique au lieu de la reproduction fidèle d’une des deux rédactions indiennes, M. Gorresio n’a point suivi cet exemple, et les philologues, je crois, l’approuveront.