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pour occuper les oisifs, pour désennuyer les vieillards, pour amuser les enfans et les femmes ; ils n’avaient jamais entendu l’appel impérieux de la Muse, de la Muse qui croit au vrai et se passionne pour le bien ; ils n’avaient pas dans leur ame un foyer où puiser sans cesse, et au-dessus de leur tête une lumière, un idéal qui fût la règle et le but de leurs travaux. Voyant cela, les spéculateurs se présentèrent en foule, et le marché fut bientôt conclu.

Une fois ce contrat passé, il était inévitable que les écrivains affermés prissent des habitudes nouvelles. La situation se compliquait toute seule par la force même des choses. En vain ces habiles conteurs étaient-ils prêts à tout, en vain croyaient-ils que leur trésor ne s’épuiserait jamais : les tempéramens les plus robustes (il ne s’agit plus de la pensée) ne peuvent suffire à cette improvisation de toutes les heures, à ce travail de fourneaux en feu. On n’assimile pas impunément l’intelligence humaine, ou seulement ce qui en est l’ombre, aux machines rugissantes. Quand la verve se lassa, quand l’invention, si peu scrupuleuse pourtant, ne trouva plus la moindre feuille sèche, le plus léger fétu de paille pour allumer son triste feu de joie, il fallut bien se mettre en quête d’idées et aller frapper à la porte des systèmes et des théories. Voilà le secret de cette conversion miraculeuse, et comment les plus frivoles des improvisateurs quotidiens se sont avisés un beau jour de prêcher la réforme sociale. Singulière foi qui ressemble bien aux ruses de la famine ! Vous croyez qu’ils sont touchés de la grace, que la puissances des idées les a subjugués enfin, qu’ils ont eu honte de leur dilettantisme banal, et qu’ils essaient de se rattacher, tant bien que mal, à la grande tradition française, laquelle n’a jamais pu se passer de la foi en la pensée ; que diriez-vous si cette prétendue conversion n’était que le cri de détresse de leur imagination appauvrie, le dernier expédient de leur fantaisie aux abois ?

Voyez en effet ce qu’a produit cette transformation subite ! Ils se sont partagé les théories comme une terre de labour, comme un domaine généreux, où les contes et les romans allaient pousser ainsi que les vignes au soleil. Le partage s’est fait un peu au hasard, il est vrai, et ils écriraient peut-être la meilleure page de leurs œuvres complètes, s’ils voulaient bien nous raconter l’instant qui a décidé de leur destinée ; mais c’est un secret qui leur appartient. Celui-ci, homme du monde et de loisir, esprit élégant, dédaigneux, très bien informé des charmantes minuties de la vie aristocratique, blasé déjà et parvenu ainsi aux dernières limites de la perfection mondaine, s’approprie tout à coup les doctrines socialistes et les met en action. Il avait suivi jusque-là une voie toute différente ; on a de lui, si j’ai bonne mémoire, d’assez violentes déclamations contre les impiétés du XVIIIe siècle, et n’avait-il pas essayé de réhabiliter Louis XV, ce bon roi, ce parfait gentilhomme,