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pensée, c’est la peinture des sentimens, l’analyse des passions, c’est la vie morale, entrevue par le regard puissant de l’artiste et revêtue d’une forme idéale, d’une forme lumineuse, qu’adorera la foule éblouie. Or, bien que le domaine de la pensée soit universel, bien que les passions appartiennent à tous les âges et à tous les pays, elles ont cependant toujours un caractère particulier, celui de leur temps. Vous avez beau vous arracher obstinément aux soucis du siècle où vous êtes né, vous les retrouverez tout à coup, si vous voulez reproduire dans votre œuvre une figure empruntée à la vie humaine. Le poète qui a peur des idées doit renoncer à son art ; il doit supprimer l’unique et éternel aliment de la poésie, le cœur de l’homme ; sans cela, je le lui prédis, mille questions importunes l’assiégeront sans cesse. Au contraire, quiconque étudie une seule ame étudiera son temps ; les idées de son siècle, sans que l’artiste y prétende, sans fausse prétention dogmatique, animeront ses écrits, et il y aura dans ses œuvres les plus désintéressées un caractère distinct qui en marquera l’origine et la date. Sophocle ou Shakespeare, Racine ou Lope de Véga, Molière ou Goethe, tous les maîtres qui ont reproduit sérieusement la nature humaine, confirment cette loi par d’immortels exemples. Ne vous retranchez donc pas derrière ces grands mots que vous comprenez peu, l’indépendance de l’art, la souveraineté de l’imagination : l’art est libre, c’est-à-dire que son but est l’invention de la beauté et qu’on ne peut exiger de lui une prédication dogmatique ; mais il n’est pas libre de renoncer à l’étude de l’ame, à la peinture du monde intérieur, il n’est pas libre de s’isoler de son temps et d’échapper aux idées.

Il y aurait bien un procédé infaillible pour donner à l’art ces dispenses si favorables à la timidité de l’esprit et à l’indigence du cœur : ce serait de le transporter loin du domaine magnifique dont je parlais il y a un instant. Si vous parvenez à lui interdire ces régions de la pensée où les maîtres ont puisé tant de trésors, si vous l’accoutumez à un tel exil, si la Muse consent à n’aimer que le monde visible, à n’interroger que la matière, à ne peindre que le corps et non l’ame, à ne faire enfin qu’une œuvre vide, oui, alors, je le veux bien, vous serez en repos, vous serez dispensé des idées, et, puisque c’est là votre but, vous pourrez vous vanter de n’appartenir désormais à aucun temps et à aucun pays. C’est ce qu’ont fait long-temps la plupart de nos poètes, c’est par cette voie qu’ils nous ont conduits où nous sommes, et quand la critique formulait ici, il y a dix ans, ce grave reproche, quand elle dénonçait chaque jour les funestes tendances de la poésie matérialiste, ne signalait-elle pas la cause première, la première origine de toutes les erreurs dont nous sommes aujourd’hui témoins ? Il est facile de voir en ce moment si c’était là un parti pris et une malveillance chagrine.

On va me répondre que cette insouciance des idées n’existe plus, qu’à