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contradiction, étaient des motifs de rupture. C’est un grand tort, aux yeux de certains écrivains, que de pousser plus loin qu’eux-mêmes le respect de leur talent. Cependant, pour quiconque aspire à maintenir par la critique ou par une direction vigilante les vraies traditions littéraires, n’est-ce pas aussi un devoir d’accepter courageusement ces nécessités de la lutte ? On perdrait la dignité des lettres en cédant à d’insoutenables prétentions ; on la sauve en défendant les écrivains contre eux-mêmes, en s’efforçant de ramener tour à tour, par l’exemple et par le précepte, les vrais artistes au culte des nobles principes qu’ils ont autrefois défendus.


III.

L’infatuation est un mal immense ; il y en a un autre plus grand encore, l’absence d’idées. D’ailleurs, tout cela se tient. Une littérature légère, frivole, que n’anime aucune croyance profonde, doit nécessairement périr par les folies de l’orgueil. Quel écrivain a été plus infatué de sa personne que M. de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde et capitaine d’un vaisseau du roi ? L’époque des matamores en littérature, le règne des capitans et des tranche-montagnes, c’est précisément la seule période de notre histoire où les lettres aient tout à coup cessé d’avoir un but, une portée sérieuse, où elles aient renoncé à gouverner les ames. Quand l’écrivain est guidé par une foi, quand il croit à un principe et veut le faire triompher, est-il possible que l’intelligence cède, comme une feuille légère, à ce vent qui gonfle en un instant les cervelles vides ? Une idée, une foi, ce n’est pas seulement le but vers lequel on marche, la lumière qui éclaire les mers orageuses, la boussole qui marque le chemin ; c’est aussi le lest qui maintient le vaisseau dans sa belle attitude. Avec ce secours, le navire ne perdra jamais son élégance et sa noblesse au milieu des traversées périlleuses. Ne dites pas que l’opinion contraire est plus conforme à la vérité, que les idées conduisent précisément au même péril, qu’elles peuvent enfanter l’orgueil et donner le délire : ce n’est là qu’une apparence. Il est permis à un siècle d’avoir une confiance exaltée dans ses propres forces. Le mal, c’est l’orgueil personnel, c’est la prétention qui s’attribue un rôle supérieur et rapporte tout à soi ; or, ce ridicule n’est fréquent que là où la pensée est absente. Alors en effet, comme il n’y a pas pour l’écrivain un idéal qui le gouverne, à qui il doive son inspiration, dont il se reconnaisse l’humble interprète, n’est-il pas trop certain que chaque homme de talent voudra prendre la place de ce guide souverain, et que le moi se substituera à tous les principes ? Au contraire, si une époque obéit à d’énergiques croyances, les plus hautains resteront à leur rang, et nul ne songera à usurper l’influence qui appartient à une société tout entière. Le