Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/983

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que cette conséquence était obligée, fatale, et qu’un moraliste exercé en eût pu prédire le jour et l’heure, comme le médecin décrit d’avance l’inévitable développement d’une maladie sans remède.

Certes, on n’eût point osé, dans un autre temps que le nôtre, discuter seulement une pareille situation ; on n’eût pas trouvé de paroles assez discrètes, d’images assez voilées, pour avertir les coupables sans initier le public à ces lamentables erreurs. Je ne nie point qu’il ait existé, à d’autres époques, des hommes prêts à trafiquer de l’esprit ; c’était du moins dans les plus obscures ténèbres, dans les plus noirs bas-fonds du monde littéraire. Cela a pu se rencontrer au XVIIIe siècle, à la suite de cette grande armée qui assiégeait l’ancienne société et qui la renversa. Toute expédition conquérante entraîne avec elle des soldats de fortune et des aventuriers ; mais quelle différence ! et comment ignorer que ces misères ne s’étalaient qu’aux derniers étages ? Ceux qui se livraient ainsi, ceux qui prenaient la plume, non pour le service d’une idée, non pour obéir aux ordres de l’imagination ou pour satisfaire leur amour des lettres, mais dans un vil intérêt et sollicités par l’appât grossier du lucre, ceux-là, s’il y en a en, devaient être bien honteux de leur trahison, car ils la cachaient avec soin ! La critique était dispensée du plus pénible de ses devoirs ; elle n’avait point à dénoncer des erreurs qu’il est impossible de châtier sans toucher à l’homme même. Eh bien ! on peut le faire aujourd’hui sans scrupules, tant la situation est nouvelle, inouie, monstrueuse ! tant le mal est public ! tant la corruption est insolente et hautaine ! Non, ce n’est plus ici un vice qui a honte de soi et qui se blottit dans les ténèbres ; bien au contraire, la corruption est toute fière d’elle-même, elle s’étale, elle s’affiche avec un épouvantable cynisme. On ne cherche plus à cacher que l’appât du gain est le grand mobile, l’inspiration féconde, et que, sans ce grossier salaire, la plupart des romans publiés depuis dix années n’existeraient pas. Pour qui la vénalité de certaines plumes célèbres est-elle encore un mystère ? Tout cela se passe au grand jour, au grand soleil. Il y a, à toute heure, marché ouvert ; on y vend l’intelligence humaine, la parole humaine, la plus chère, la plus intime partie de nous-mêmes, ce qu’il y a de plus sacré sous les cieux. Qui n’a pas vu la poésie colportée aux enchères publiques, et l’imagination tarifée comme un objet de négoce ? Qui ne les a entendus, ces fiers maréchaux, ces sublimes princes des lettres, raconter eux-mêmes leurs procédés, ouvrir leurs livres de commerce, et jeter ces tristes détails à la face des badauds qui s’en amusent ? Quel mépris pour ce siècle, quelle injure à ce noble pays de France, quand ils viennent, parlant le langage des courtiers, exposer, avec une emphase sans nom ou une naïveté plus incompréhensible encore, la manière dont se pratiquent ces honorables transactions ! Soyez sûr que ces glorieux producteurs n’oublient pas de compter les lignes ; une ligne, un mot, tout cela est coté, tarifé ;