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tout était silencieux là comme dans les autres quartiers que nous venions de traverser. Les fenêtres d’un premier étage, assez vivement éclairées en face du tableau des ames du purgatoire, tranchaient seules sur cette double rangée de sombres masures. Perico frappa à la porte de la maison illuminée. On tarda quelque temps à venir ; enfin la porte s’ouvrit, mais à demi, un des ventaux étant retenu, selon l’usage, par une chaîne de fer.

— Qui est là ? dit une voix d’homme.

— Des amis qui viennent prier pour les morts et se réjouir avec les vivans, répondit Perico sans hésiter.

Nous entrâmes. Éclairés par la lanterne de celui qui remplissait les fonctions de portier, nous traversâmes le vestibule et pénétrâmes dans une cour intérieure. Le guide montra à Perico un anneau scellé dans le mur : j’y attachai mon cheval par la bride ; nous montâmes une vingtaine de marches, et j’entrai, précédé de Perico, dans une pièce assez bien éclairée. J’allais enfin apprendre ce que c’est qu’un velorio.


III. – LE VELORIO.

La réunion dans laquelle Perico m’avait introduit présentait un spectacle des plus étranges. Des hommes et des femmes du menu peuple, au nombre d’une vingtaine, étaient assis en cercle, causant, criant, gesticulant. Une odeur fétide, cadavéreuse, mal combattue par la fumée des cigares, la vapeur du vin de Xérès et du chinguirito[1], remplissait la salle. Dans un coin de l’appartement, une table s’élevait surchargée de provisions de toute espèce, de tasses, de bouteilles, de flacons. A une table plus éloignée, des joueurs assis mêlaient au cliquetis de la monnaie de cuivre tous les termes techniques du monte, et se disputaient, avec une ardeur excitée par les liqueurs fortes, des piles de cuartillas et de tlacos[2]. Sous la triple inspiration du vin, des femmes et du jeu, l’orgie que je surprenais ainsi à son début paraissait devoir prendre rapidement un formidable essor ; mais ce qui me frappa le plus fut précisément l’objet qui semblait le moins préoccuper les assistans. Un jeune enfant, qui paraissait avoir atteint à peine sa septième année, était couché sur une table. A son front pâle, couvert de fleurs fanées par la chaleur de l’atmosphère étouffante, à ses yeux vitreux, à ses joues amaigries et plombées, déjà nuancées de tons violâtres, il était facile de voir que la vie s’était retirée de lui, et que depuis plusieurs jours peut-être il dormait du sommeil éternel. Au milieu des cris, des rires, du jeu, des conversations bruyantes, au milieu de ces hommes et de ces femmes qui riaient et chantaient comme des sauvages, l’aspect de

  1. Eau-de-vie de cannes à sucre.
  2. La cuartilla vaut trois sous, le tlaco un sou et demi.