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a le rôle principal dans Eschyle, n’a plus que le second dans Sophocle ; dans Euripide, il ne tient plus guère à l’action ; dans Agathon, il acheva de s’en détacher. Plus tard, on en vint jusqu’à supprimer quelquefois les chœurs des tragédies qu’on représentait. La partie épique, au contraire, s’était développée, et l’action, d’abord admise comme par grace, avait fini par être toute la tragédie ; mais ces légendes, homériques et hésiodiques, qui la défrayaient, s’épuisèrent enfin. Ces familles tragiques des Pélopides et des Labdacides avaient fourni tout ce qu’elles pouvaient fournir de meurtres, d’incestes, d’adultères et d’horreurs de toute sorte ; il n’y avait plus à en espérer, à moins de fausser les traditions. Ainsi, par ses deux élémens, épique et chorique, la tragédie dépérissait ; elle avait fait son temps. « Cette mythologie, sur laquelle elle vivait depuis plus d’un siècle, avait été enfin épuisée par tant d’écrivains empressés de reproduire incessamment les mêmes sujets dans des drames qui se comptaient par centaines ; en outre, une infatigable parodie tendait, depuis bien des années, à la chasser du théâtre, comme une audacieuse philosophie à l’exiler du monde réel. L’histoire, à laquelle la tragédie avait, par exception, touché deux ou trois fois, eût pu renouveler heureusement les tableaux de la scène ; mais Athènes, abaissée plus encore par elle-même que par sa fortune, ne suffisait plus à une tâche trop forte pour son patriotisme expirant, et que lui eussent d’ailleurs prudemment interdite les ombrages de tant de tyrannies diverses, aristocratiques et démocratiques, lacédémoniennes et macédoniennes, qui se la disputaient[1]. »

Fallait-il donc recourir à la fantaisie, imaginer soit des héros nouveaux, soit des aventures nouvelles ? Euripide, dans quelques-unes de ses pièces, l’avait essayé il avait modifié plusieurs légendes pour les rajeunir et pour en tirer des effets inconnus. Il avait préludé au genre romanesque, qui cependant n’était pas né encore. Agathon exploita cette veine nouvelle, et, par exemple, dans sa pièce intitulée la Fleur, les personnages, les noms, les choses, il inventa tout. Il suppléa par la variété des mœurs à celle des passions, et à l’intérêt par la curiosité. Dès-lors, en effet, ce fut la fantaisie qui devint la muse du théâtre. Aristote lui-même, loin de condamner ce procédé nouveau, l’approuva ; mais ce n’est pas sans danger qu’on est réduit à repousser du pied le sol ferme et sûr de la tradition ou de l’histoire pour s’élancer d’une aile aventureuse dans les espaces de l’invention pure : entreprise icarienne, vol périlleux, entre les feux brûlans du soleil et les vapeurs humides de la mer. Comparez Shakespeare, soutenu par la tradition et par la légende populaire, créant Othello, et Voltaire, sans la tradition, tirant de son cerveau Zaïre : même sujet, et pourtant, d’un côté, quelle œuvre

  1. Patin, Tragiques grecs, tome Ier.