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XANTHIAS. — Quoi ! vont-ils peser la tragédie comme la viande des victimes ?

ÉAQUE. — Oui, ils vont appliquer aux vers toises, coudées, équerres et fil-à-plomb. Euripide jure de faire passer tous les vers un à un à la pierre de touche.

XANTHIAS. — Voilà qui ne doit pas plaire à Eschyle !

ÉAQUE. — Non, déjà il baisse la tête et fait des yeux de taureau.

LE CHOEUR. — Certes, ce lion rugissant sentira dans son cœur une terrible colère, lorsqu’il verra son adversaire aiguiser ses dents avec un bruit aigu. Alors il roulera des yeux pleins de fureur.

Alors on entendra un cliquetis terrible : d’un côté (Eschyle), la haute poésie empanachée ; de l’autre (Euripide), un feu roulant d’éclats de vers et de bribes de tragédie ! Un mortel s’attaquant au puissant poète monté fièrement sur ses grands mots !

Celui-ci, hérissant sur son cou son épaisse crinière, fronçant un sourcil redoutable, lancera avec son souffle de géant, comme des ais arrachés tout d’une pièce, ses mots largement charpentés.

L’autre, poète des lèvres, habile ouvrier de syllabes, roulera sa langue déliée, lâchant les rênes à sa jalousie. Vous le verrez hacher menu les vers de son rival, et mettre en poussière tout le travail de ces puissans poumons[1]. »


On prévoit déjà qu’Euripide aura le dessous, et en effet il est fort maltraité dans la lutte. Eschyle cependant n’est pas trop épargné ; mais le dessein du poète est clair, c’est à Euripide qu’il en veut. Seulement, comme un panégyrique messiérait en face d’une satire, il esquisse la critique d’Eschyle pour mieux faire celle d’Euripide ; l’une sert de contre-poids à l’autre ; cette balance est plus favorable à la comédie, l’antithèse est plus dramatique. C’est une des raisons pour lesquelles il laisse. Sophocle dans le demi-jour, au lieu de le mêler au débat. Ce n’est pas seulement qu’il l’admire au point de n’oser pas même l’effleurer en passant ; on sent que son admiration pour Eschyle, au fond, n’est pas moins vive : c’est que le parallèle et la discussion plaisante sont plus commodes entre les deux extrêmes, peut-être aussi sa critique ne se sent-elle pas assez forte pour se décider au sujet d’un poète dont les qualités sont plus égales et qui donne moins de prise à la parodie ; mais il sait bien comment attaquer Euripide, et il sait bien pourquoi il l’attaque, car il va jusqu’à lui imputer la décadence de la tragédie.

La tragédie d’Euripide, suivant lui, est immorale quant au fond, et décousue quant à la forme. Elle est immorale, parce qu’il n’est pas permis d’exciter la pitié par tous les moyens ni de l’exciter sans mesure ; d’étaler les misères du corps aussi bien que les douleurs de l’ame ; de chercher toujours dans la peinture de la passion l’expression familière et pénétrante qui remue, qui trouble, qui séduit les ames sans les élever, qui, au contraire, les amollit et les énerve, et qui devient contagieuse

  1. Aristoph., Grenouilles, vers 804 à 840.