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raisons, tenté de les rompre : je n’avais encore tiré du lépero que des révélations fort insignifiantes sur sa condition comme sur celle de ses pareils, et la quantité de piastres que Perico avait su m’arracher était assez considérable pour me donner fort à réfléchir. J’étais fermement résolu à en finir avec des leçons si coûteuses, quand je vis un matin entrer chez moi fray Serapio, le digne moine qui m’avait fait connaître Perico.

— Je viens vous chercher, me dit le franciscain, pour vous mener aux taureaux de la place de Necatitlan ; il y a une jamaïca et un monte Parnaso qui rendront la course des plus piquantes.

— Qu’est-ce qu’une jamaïca et un monte Parnaso ?

— Vous le saurez tout à l’heure ; partons, car onze heures vont sonner, et nous arriverons à peine à temps pour nous bien placer.

Je n’avais jamais su résister à l’attrait d’une course de taureaux, et je trouvais dans la compagnie de fray Serapio l’avantage de traverser en sûreté les faubourgs qui entourent Mexico d’une formidable ceinture. Dans celui surtout qui avoisine la place de Necatitlan, il est presque toujours dangereux de se hasarder avec un habit européen, et ce n’était jamais sans un certain malaise que je le traversais seul. Le capuchon du moine allait servir d’égide au frac parisien. J’acceptai avec empressement l’offre de fray Serapio, et nous partîmes. Pour la première fois je contemplai d’un œil tranquille ces rues sales sans trottoirs ni pavés, ces maisons noirâtres fendues et lézardées, berceau et refuge des bandits qui infestent les chemins et pillent souvent même les habitations de la ville. Une multitude de léperos borgnes, couturés, cicatrisés par le couteau, buvaient, sifflaient, criaient dans les tavernes, drapés dans leurs draps de coton souillés ou dans leurs frazadas[1] à jour. Des femmes à peine vêtues d’affreux haillons se tenaient sur le seuil des maisons au milieu d’enfans nus qui se roulaient dans la fange en poussant des cris aigus. En traversant ces hideux repaires, effroi de la police, le juge criminel récite une oraison, l’alcade se signe, le corchete (recors) et le régidor se font petits, l’honnête homme frissonne ; mais le moine y passe le front haut, le sourire aux lèvres, et le frôlement de sa sandale y est plus respecté que le bruit du sabre d’un celador ; souvent même, comme des tigres apprivoisés qui reconnaissent leur maître, les bandits se découvrent sur son passage et viennent baiser sa main.

La place de Necatitlan présentait un spectacle bizarre et nouveau pour moi. D’un côté, le soleil versait d’insupportables clartés sur les palcos de sol[2], et derrière les couvertures, les rebozos étendus pour donner de l’ombre, la populace, échafaudée en pyramides hurlantes,

  1. Couverture de laine commune et distincte en cela du sarape.
  2. On nomme ainsi les loges de la partie du cirque exposée au soleil.