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bien au-delà des propos moitié épicuriens, moitié frondeurs, que l’on entendait débiter dans les réunions galantes où brillaient les Chaulieu, les Lafare, les Ninon de l’Enclos, les Châteauneuf. Il faut tenir compte pourtant de ces préliminaires et, afin de bien comprendre le XVIIIe siècle, ne négliger aucun de ces transports presque enfantins de la régence. C’est que le rire devait précéder logiquement des péripéties plus graves, et qu’il devait en être des phases que parcourait l’esprit humain comme de celles par où est passé l’art dramatique, depuis les essais informes de Thespis jusqu’à l’époque où des traités didactiques posèrent les limites et les règles distinctes de la tragédie et de la comédie. L’esprit humain fut de même dans les temps modernes railleur avant d’être passionné, passionné avant d’être dogmatique. Qu’on lise Rabelais, et au milieu des bouffonneries intarissables de ce philosophe cynique qui, comme Thespis, se barbouillait de lie de vin, on trouvera exposés tous les besoins dont l’intelligence demandait la satisfaction, tous les griefs que la révolution a redressés. Après lui, le rire fut long-temps de mode : Montesquieu n’en était encore qu’au rire quand il publia les Lettres persanes ; mais l’enveloppe burlesque dont le curé de Meudon avait affublé Pantagruel et Panurge, dont Fontenelle avait affublé Méro et Énégu, dont Montesquieu avait affublé ses Persans, cette enveloppe tomba enfin, et, quelques années plus tard, on déclamait au théâtre les tirades irritées de Voltaire sur les prêtres et sur les despotes, en même temps qu’éclataient les protestations éloquentes de Rousseau contre les inégalités sociales. La foule, applaudit, et bientôt ce même Rousseau, Montesquieu, Mably, d’Alembert, Condorcet, déterminaient enfin, d’une manière dogmatique et positive, quels étaient les droits et les devoirs de l’homme ; dès-lors la révolution était faite dans les esprits.

Nous ne sommes pas de ceux qui croient que les grands effets naissent des petites causes, que la révolution d’Angleterre éclata parce qu’une ordonnance de Charles Ier empêcha Cromwell de s’embarquer pour l’Amérique, qu’un verre d’eau renversé changea un jour la politique anglaise et la situation de Louis XIV vis-à-vis de l’Europe, que les coups de bâton que reçut Voltaire, encore jeune, d’un grand seigneur de son temps, produisirent chez lui une irritation dont le vieil ordre de choses porta la peine ; nous ne croyons pas non plus que ce soit l’exclamation d’un conseiller au parlement qui, sous Louis XIV, ait amené la convocation des états-généraux. Non, de petits moyens dont se sert la Providence ne sont pas des causes ; nous devons avouer, toutefois, que la singulière position de Mme de Pompadour, petite bourgeoise devenue souveraine, contribua puissamment à laisser le champ libre aux merveilleux progrès de la pensée. Un la raillait dans la haute société sur la bassesse de sa condition ; elle se vengea en se liant au parti philosophique, dont Louis XV se tenait si prudemment à distance. Dès-lors les digues furent rompues, et le vieux régime fut envahi de toutes parts. Pouvait-il ne pas l’être quand les plus beaux génies conspiraient contre lui, que leurs maximes pénétraient toutes les classes, que leurs efforts étaient applaudis de l’Europe entière, même des souverains ? Et il faut avouer que l’habileté suprême des philosophes était d’avoir jeté même les souverains pêle-mêle dans leur parti.

Il y en eut un cependant qui resta obstinément sourd à leurs avances, insensible à leurs séductions, hostile à leurs projets et qui les contre-carra beaucoup plus qu’on ne le croit : c’est le roi Louis XV, prince qui avait l’instinct du despotisme sans en avoir l’énergie. Sa rare sagacité lui défendait d’en croire