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pages en termes saisissans, partout excepté dans son Précis du règne de Louis XV. Peindre ce règne du même pinceau dont il avait peint celui de Louis XIV fut un contre-sens énorme de sa part. Il appartenait en effet à cet homme célèbre de pousser impétueusement ses contemporains dans la voie de l’avenir ; mais il ne lui appartenait pas de mesurer, ni d’apprécier, ni de décrire la route qu’avait parcourue la foule en tête de laquelle il marchait, car il ressemblait un peu à ces chefs de hordes qui envahissaient l’empire romain pour obéir à une impulsion dont ils ne se rendaient pas compte, et se faisaient chaque jour une patrie en oubliant chaque jour leur patrie de la veille. Il fut dans son genre une espèce d’Attila et reproduire à nos yeux l’image de ce qu’il avait détruit lui eût été à peu près aussi impossible que cela l’eût été au conquérant hun. D’ailleurs, il ne pouvait écrire sérieusement cette histoire sans se mettre au premier rang parmi les acteurs qui y jouèrent un grand rôle, et cela, comment eût-il pu le faire ? Si certains architectes des cathédrales du moyen-âge faisaient placer eux-mêmes leur statue dans quelque galerie de l’édifice construit par eux, Voltaire pouvait-il en faire autant pour lui dans un édifice qu’il avait démoli aux trois quarts ?

Nous sommes aujourd’hui dans d’autres conditions pour écrire cette histoire, et assurément M. de Tocqueville eût mieux rempli sa tâche s’il se fût placé pour juger le règne de Louis XV au point de vue des générations nouvelles ; mais il a eu le malheur de ne pas tenir compte de la société au milieu de laquelle il vit, c’est-à-dire de la nôtre, et de faire abstraction des idées et des sentimens qui l’animent pour s’ériger en homme du XVIIe siècle, en contemporain de Louis XIV de là ses erreurs, de là ses mécomptes. Imaginez-vous un gentilhomme de la compagnie du prince de Condé ou de ce duc de la Feuillade qui rendait presque au grand roi des honneurs divins, revenu au monde pour apprécier la révolution opérée par les idées du XVIIIe siècle, et dites si cette révolution aura en lui un juge équitable. Ce n’est pas toutefois que M. de Tocqueville soit un ennemi déclaré du nouvel ordre de choses, car il applaudit de bonne foi à toutes les chances de régénération qui se présentent, à tous les sentimens, à toutes les espérances généreuses dont se plaisait à s’enivrer la foule avec un engouement souvent candide ; mais évidemment sa mémoire est toujours imbue des traditions du vieux siècle, dont Voltaire lui-même faisait un continuel panégyrique. Si ce n’est pas un charme à dédaigner dans son livre que d’y trouver le respect des devanciers, qui en réalité est une partie de la morale publique, il faut avouer pourtant que ce respect ne suffit pas à constituer l’impartialité d’un historien ; et, pour tout dire, s’il est une occasion où il convient particulièrement de faire une large part aux sentimens de la génération vivante, c’est assurément quand il s’agit du XVIIIe siècle.

L’auteur éprouve un premier dégoût à noter les insultes qui couvrirent le cercueil de Louis XIV, « ingratitude, dit-il, qui confond la raison. » En même temps il s’aperçoit que les volontés du roi, si respectées de son vivant, sont annulées aussitôt qu’il est mort « par des gardiens des lois qui se mettent au-dessus d’elles, » et que les hommes les plus éminens du royaume semblent ne plus compter pour rien le chef de l’état par cela seul qu’il n’est plus ; et il s’écrie « Voilà donc un pouvoir au-dessus du roi ! A qui ce pouvoir ? A des hommes institués seulement pour juger les procès, inamovibles, irresponsables, possédant à prix d’argent leurs charges. Et ces hommes se mettent à exercer sans mission