Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/734

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

valeur particulière à l’ouvrage de M. le comte de Tocqueville, c’est que l’auteur a compris cette vérité ; c’est que, sans trop se préoccuper ni des reviremens de la diplomatie, ni des évolutions militaires, ni des mouvemens politiques, il s’est attaché tout particulièrement à nous décrire comment s’est formé, a grossi, a marché le flot des idées. Par malheur, il ne s’est pas contenté de nous représenter ce mouvement ; il a voulu le juger, et c’est sur les termes mêmes de ce jugement que nous sommes en droit de lui faire plus d’un reproche, car cela nous touche directement. L’époque à laquelle M. de Tocqueville fait le procès avec trop peu d’indulgence est notre propre nourrice, et il est naturel que nous protestions contre l’arrêt qui la condamne. Cela est naturel, disons-nous, et pourtant qui peut nier qu’il ne soit très naturel, très peu étonnant aussi, de voir le XVIIIe siècle attaqué sans merci, même de nos jours ? C’est le privilège de cette singulière époque, de donner matière aux jugemens les plus passionnés, les plus contradictoires. Sur quel sujet existe-t-il plus de divergences d’opinions que sur celui-là ? Quel autre est resté si long-temps le texte de plus de querelles ? Il se peut fort bien que cent historiens nous fassent voir à travers le même prisme l’âge de Charlemagne, de Frédéric-Barberousse ou de saint Louis, tandis qu’il ne s’en rencontrera peut-être pas deux qui voient sous les mêmes couleurs le XVIIIe ou même le XVIe siècle. Pourquoi cette différence ? La réponse même à cette question nous ramène à notre sujet, à ce réveil de l’opinion publique au XVIIIe siècle que M. de Tocqueville a dû constater tout en dépréciant cette époque, et qui domine toute l’histoire de Louis XV. Tout autre chose est en effet de juger des sociétés qui n’ont pas encore conscience d’elles-mêmes, qui, faute d’avoir confiance en leur instruction et en leurs forces, se jettent aveuglément à la suite de ceux qu’elles supposent supérieurs à elles, et de saisir l’esprit d’une société qui, ayant cessé de croire sur parole les hommes qui représentent l’autorité, se connaissant désormais et ayant confiance en elle-même, s’inspire d’elle-même avant tout. On pourrait dire que c’est l’instinct qui domine les masses avant Luther, car on ne sait quel autre nom donner à cet élan qui les pousse tour à tour au bien et au mal, à ces mille passions qui, privées d’une règle supérieure, acceptent forcément l’autorité pour tutrice. Que Luther vienne, et cet instinct des masses, déjà suffisamment éclairci, se débrouillera pour devenir entendement, non tout à coup, mais peu à peu et par accroissemens graduels ; et, dès ce moment-là, les nations compteront dans leur sein une majorité qui subordonnera le fait au droit ; dès ce moment-là aussi, la foule acquerra un sens philosophique, je ne sais quelle intuition intelligente qui lui fera apercevoir de plus en plus distinctement à quel courant d’idées elle doit s’abandonner pour se conformer aux vues de la Providence. C’est là, si je ne me trompe, ce que nous devons appeler opinion ; c’est là qu’est le signe d’une civilisation supérieure, le signe auquel on reconnaît de combien l’ordre d’idées produit par la venue du Christ a élevé l’homme moderne au-dessus de l’homme ancien. Le peuple de Rome, non plus que le peuple de la Grèce, ne semblait posséder cette intuition des voies secrètes de la Providence que nous constatons chez nos sociétés modernes. Le moyen-âge fut la minorité laborieuse qui servit d’acheminement vers cette remarquable période de l’humanité ; Luther apprit à ses contemporains qu’ils pouvaient enfin marcher sans aide, et, après une longue lutte, l’émancipation définitive fut due à ces hardis penseurs du XVIIIe siècle, placés désormais, quels que soient encore