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mieux rentés que Molière, quatre aussi bien, sept le sont moins ; parmi ceux-ci se trouve Racine ; il est vrai que Racine était encore peu connu, et il ne semble pas s’être irrité qu’on n’eût point deviné, dans les faibles poésies qu’il avait alors publiées, l’auteur futur de Phèdre et d’Athalie.

Si l’on en croit M. Desplaces, ces injustices étaient compensées par la protection intelligente d’un bon ange, intermédiaire empressé et plein de grace entre le pouvoir oublieux et le poète oublié, la grande dame. Si j’en crois les mémoires du temps et les correspondances, la grande dame était plus disposée à protéger ceux qui lui adressaient des madrigaux, comme Benserade et Voiture, que les grands poètes, comme Corneille et Racine. Au moins voit-on les premiers beaucoup plus fêtés et mieux accueillis que les seconds[1].

Dans le siècle suivant, le spectacle est plus touchant encore ; on sait quelles faveurs le gouvernement daigna accorder aux gens de lettres. Faut-il rappeler que Voltaire, après avoir été deux fois à la Bastille, fut forcé de s’expatrier, que Jean-Jacques Rousseau, décrété de prise de corps, fut obligé de fuir précipitamment pour échapper à la protection intelligente du gouvernement ? Faut-il citer ici les noms de tous les écrivains renfermés à Vincennes, à la Bastille ou au For-l’Évêque, et Diderot, et Marmontel, et Morellet, et Linguet, etc., tout cela sans jugement aucun ? Il est vrai que, si le pouvoir logeait si souvent les gens de lettres aux frais de l’état, c’était un peu leur faute ; et si, dans ses écrits, on ne parlait de personne qui tînt à quelque chose, on pouvait tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Ceux qui savaient jouir sagement de cette liberté étaient plus heureux sans doute ; on se contentait de les oublier comme Vauvenargues, de les laisser mourir de faim comme Malfilâtre. Ou bien encore, vous étiez-vous chargé de bien des haines en défendant une cause peu populaire ; aviez-vous, comme Gilbert, mérité ainsi l’honneur d’être reçu chez l’archevêque de Paris, votre protecteur se débarrassait de vous pendant votre agonie et vous envoyait mourir à l’Hôtel-Dieu. O siècle trois et quatre fois regrettable ! — Il est juste de dire que quelques poètes de la force de M. de

  1. Tallemand, le chroniqueur de l’hôtel de Rambouillet, désigne ainsi La Fontaine : « Un garçon de belles-lettres et qui fait des vers, M. de La Fontaine. » Voici ce qu’au siècle suivant Saint-Simon écrivait sur Voltaire : « Il étoit fils du notaire de mon père, que j’ai vu bien souvent lui apporter des actes à signer. M. Arouet n’avoit jamais rien pu faire de ce fils libertin… Il fut exilé et envoyé à Tulle pour des vers fort satiriques et fort impudens. Je ne m’amuserois pas à marquer une si petite bagatelle, si ce même Arouet, devenu grand poète et académicien sous le nom de Voltaire, n’étoit devenu, à travers force aventures tragiques, une manière de personnage dans la république des lettres, et même une manière d’important parmi un certain monde. » Quand un homme de l’intelligence de Saint-Simon parle avec ce dédain d’un écrivain qu’il veut bien reconnaître pour un grand poète, on peut se figurer aisément à quels affronts les gens de lettres étaient exposés dans le monde.