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Ici s’ouvre une scène sur laquelle, pour l’honneur de la royauté moderne, nous voudrions pouvoir jeter un voile. Charles IV, la voix tremblante de colère, interpelle son fils aîné et lui demande s’il a des nouvelles de Madrid. Ferdinand garde le silence. « Eh bien ! moi ; je vais t’en donner, »reprend le père. Et il lui apprend l’émeute du 2 mai et les massacres qui ont ensanglanté les rues de la capitale. Puis il ajoute : « Crois-tu me persuader que toi ou les misérables qui te dirigent n’avez eu aucune part à ce saccage ? Était-ce pour faire égorger mes sujets que tu t’es empressé de me faire descendre du trône ? Dis-moi, crois-tu régner long-temps avec de tels moyens ? Qui est celui qui t’a conseillé cette monstruosité ? N’as-tu de gloire à acquérir que celle d’un assassin ? Ferdinand, interdit, n’avait pas la force de prononcer un mot. « Mais parle donc, malheureux ! » lui disait son père. La reine s’emporta aussi contre son fils. Elle ne se contenta pas de lui adresser les reproches les plus outrageans ; elle quitta son siège, et, s’approchant du prince, leva la main comme si elle voulait le frapper. Le vieux roi, interpellant de nouveau son fils, le somma de signer à l’instant même une abdication pure et simple, le menaçant, s’il s’y refusait, de le traiter comme un conspirateur. L’empereur était resté le témoin muet de cet horrible débat ; mais, prenant la parole à son tour, il se tourna vers Ferdinand, et lui dit : « Prince, jusqu’à ce moment je ne m’étais arrêté à aucun parti sur les événemens qui vous ont amené ici ; le sang répandu à Madrid fixe mes irrésolutions. Ce massacre ne peut être que l’œuvre d’une faction que vous ne pouvez pas désavouer, et je ne reconnaîtrai jamais pour roi d’Espagne celui qui, le premier, a rompu l’alliance en ordonnant le meurtre de mes soldats dans le moment où lui-même venait me demander de sanctionner l’action impie par laquelle il voulait monter sur le trône. Je n’ai d’engagement qu’avec le roi votre père ; et je vais le reconduire à Madrid, s’il le désire, — Moi, je ne le veux pas ! répliqua vivement Charles IV[1]. Eh ! qu’irai-je faire dans un pays où il a armé toutes les passions contre moi ? Je ne trouverais partout que des sujets soulevés. Irais-je déshonorer ma vieillesse en faisant la guerre à mes sujets et les conduire à l’échafaud ? Non, je ne le veux pas ; il s’en chargera mieux que moi. » Se tournant encore vers son fils : « Tu crois donc, lui dit-il, qu’il n’en coûte rien de régner ? Vois les maux que tu prépares à l’Espagne ! Tu as suivi de mauvais conseils ; je ne veux pas m’en mêler. Va-t’en ! »

Ferdinand était atterré ; il sortit dans l’attitude morne et silencieuse

  1. Don Pedro Cevallos raconte cette scène d’une manière entièrement différente. Il présente Ferdinand troublé, mais résistant encore aux menaces de son père et de sa mère ; puis il ajoute que l’empereur acheva d’abattre l’énergie du jeune roi en lui disant : « Prince, il faut opter entre l’abdication on la mort. » L’accusation serait bien grave, si elle ne partait d’une plume ennemie. M. de Cevallos est un témoin trop intéressé à altérer la vérité pour n’être pas récusé.