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mules attelées ; une émotion inexprimable s’empare de la multitude, les femmes et les hommes poussent des cris furieux. Dans ce moment passe un aide-de-camp du grand-duc de Berg, M. Auguste de La Grange. Une voix sortie de la foule s’écrie : Le voilà ! il vient enlever l’infant. Aussitôt l’officier français est pressé et enveloppé ; mille bras se lèvent pour le frapper. Il allait être massacré, si un officier des gardes wallones qui se trouvait là ne l’eût protégé au péril de sa vie.

Lorsque Murat apprit ce qui se passait, il fit avancer un bataillon et deux pièces d’artillerie qui dispersèrent à coups de fusil et de mitraille les groupes ameutés. Il crut la révolte étouffée ; mais bientôt l’incendie se rallume, grandit et embrase la ville entière. En un moment, toute la population virile se précipite hors de ses maisons, s’organise avec ensemble et discipline, et se rue sur nos soldats. Une lutte affreuse commence. Malheur aux Français isolés dans les rues ! ils sont impitoyablement égorgés. Des moines, le crucifix à la main, conduisent en l’exaltant la populace furieuse ; de toutes les fenêtres des maisons tombent sur nos soldats une grêle de balles et de projectiles. Murat n’avait d’abord engagé qu’un très petit nombre de ses soldats ; les voyant compromis, il les fit replier sur le gros de ses troupes en dehors de la ville. Puis, quand il les eut toutes rassemblées, il les lança contre les insurgés. Elles débouchèrent en colonnes profondes dans les rues d’Alcala et de San-Géronimo, balayèrent tout ce qui était devant elles, se portèrent sur le parc d’artillerie où l’insurrection avait concentré tous ses moyens de résistance, la forcèrent dans ce dernier retranchement, et restèrent maîtresses de la ville. L’insurrection était vaincue, mais non comprimée ; Français et Espagnols continuaient de s’entr’égorger avec une furie sans exemple. Alors MM. O’farill et Azanza, ministres, l’un de la guerre, l’autre des finances, et tous les deux membres de la junte suprême, se rendirent auprès du grand-duc et obtinrent de lui qu’il fît cesser le feu, lui promettant d’employer de leur côté tous leurs efforts pour apaiser le peuple. Ils parcoururent les rues de la ville un mouchoir blanc à la main ; peu à peu les feux se ralentirent, puis s’éteignirent tout-à-fait. Les groupes d’insurgés se dissipèrent, et la ville, qui tout à l’heure était un champ de carnage, rentra dans le calme, calme plein de tristesse, d’amertume et de larmes, car, des deux côtés, des flots de sang avaient coulé, et l’on se prêtait les plus sinistres projets. Les Espagnols n’en étaient plus à croire que l’empereur voulait seulement abattre la dynastie régnante ; les imaginations épouvantées allaient bien au-delà : on se disait avec effroi que le chef de la France avait résolu de conquérir l’Espagne, de l’incorporer à son empire, et, si elle osait résister, de la réduire par le fer et le feu. De son côté, Murat croyait saisir, dans la spontanéité et l’ensemble avec lesquels le peuple et les bourgeois de Madrid s’étaient soulevés et armés, les indices d’un vaste complot tramé de longue main. Ses soupçons s’étendaient jusqu’à la