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sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges contrastes que tant d’auteurs ont indiqués et que si peu ont été à même d’observer.


VI. – LA LIBTAGBE.

J’avais, dans cette espérance, accepté avec empressement l’invitation que me faisait un prince ou émir du Liban d’aller passer quelques jours dans sa demeure, située à peu de distance d’Antoura, dans le Kesrouan. Comme on devait partir le lendemain matin, je n’avais plus que le temps de retourner à l’hôtel de Battista, où il s’agissait de s’entendre sur le prix de la location du cheval qu’on m’avait promis. On me conduisit dans l’écurie, où il n’y avait que de grands chevaux osseux, aux jambes fortes, à l’échine aiguë comme celle des poissons ; — ceux-là n’appartenaient pas assurément à la race des chevaux nedjis, mais on me dit que c’étaient les meilleurs et les plus sûrs pour grimper les âpres côtes des montagnes. Les élégans coursiers arabes ne brillent guère que sur le turf sablonneux du désert. J’en indiquai un au hasard, et l’on me promit qu’il serait à ma porte le lendemain, au point du jour. On me proposa pour m’accompagner un jeune garçon, nommé Moussa (Moïse), qui parlait fort bien l’italien. Je remerciai de tout mon cœur le signor Battista, qui s’était chargé de cette négociation, et chez lequel je promis de venir demeurer à mon retour.

La nuit était venue, mais les nuits de Syrie ne sont qu’un jour bleuâtre ; — tout le monde prenait le frais sur les terrasses, et cette ville, à mesure que je la regardais en remontant les collines extérieures, affectait des airs babyloniens. La lune découpait de blanches silhouettes sur les escaliers que forment de loin ces maisons qu’on a vues dans le jour si hautes et si sombres, et dont les têtes des cyprès et des palmiers rompent çà et là l’uniformité. Au sortir de la ville, ce ne sont d’abord que végétaux difformes, aloès, cactus et raquettes, étalant, comme les dieux de l’Inde, des milliers de têtes couronnées de fleurs rouges, et dressant sur vos pas des épées et des dards assez redoutables ; — mais, en dehors de ces clôtures, on retrouve l’ombre éclaircie des mûriers blancs, des lauriers et des limonniers aux feuilles luisantes et métalliques. Les hautes demeures éclairées dessinent au loin leurs ogives et leurs arceaux, et du fond de ces manoirs d’un aspect sévère, on entend parfois le son des guitares accompagnant des voix mélodieuses. — Au coin du sentier qui tourne en remontant à la maison que j’habite, il y a un cabaret établi dans le creux d’un arbre énorme. Là se réunissent les jeunes gens des environs, qui restent à boire et à chanter d’ordinaire jusqu’à deux heures du matin. L’accent guttural de leurs voix, la mélopée traînante d’un récitatif nasillard, se succèdent chaque nuit, au mépris des oreilles européennes qui peuvent