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que les pleureuses qui suivaient le corps et les chanteurs d’hymnes avaient interrompu un instant leurs chants et leurs cris. On recommença avec plus d’ensemble, mais, au moment de franchir la porte, le même obstacle se renouvela. Des vieillards élevèrent alors la voix. C’est, dirent-ils, un caprice du vénérable santon, il ne veut pas entrer les pieds en avant dans le tombeau : On retourna le corps, les chants reprirent de nouveau ; autre caprice, autre chute des derviches qui portaient le cercueil. On se consulta. « C’est peut-être, dirent quelques croyans, que le saint ne trouve pas cette tombe digne de lui, il faudra lui en construire une plus belle. — Non, non, dirent quelques Turcs, il ne faut pas non plus obéir à toutes ses idées, le saint homme a toujours été d’une humeur inégale. Tâchons toujours de le faire entrer ; une fois qu’il sera dedans, peut-être s’y plaira-t-il ; autrement il sera toujours temps de le mettre ailleurs. — Comment faire ? dirent les derviches. — Eh bien ! il faut le tourner rapidement pour l’étourdir un peu, et puis, sans lui donner le temps de se reconnaître, vous le pousserez dans l’ouverture. »

Ce conseil réunit tous les suffrages ; les chants retentirent avec une nouvelle ardeur, et les derviches, prenant le cercueil par les deux bouts, le firent tourner pendant quelques minutes, puis, par un mouvement subit, ils se précipitèrent vers la porte, et cette fois avec un plein succès. — Le peuple attendait avec anxiété le résultat de cette manœuvre hardie, on craignait un instant que les derviches ne fussent victimes de leur audace et que les murs ne s’écroulassent sur eux ; mais ils ne tardèrent pas à sortir en triomphe, annonçant qu’après quelques difficultés le saint s’était tenu tranquille : sur quoi la foule poussa des cris de joie et se dispersa, soit dans la campagne, soit dans les deux cafés qui dominent la côte du Raz-Beyrouth.

C’était le second miracle turc que j’eusse été admis à voir : — on se souvient de celui de la Dhossa, où le schériff de la Mecque passe à cheval sur un chemin pavé par les corps des croyans ; — mais ici le spectacle de ce mort capricieux, qui s’agitait dans les bras des porteurs et refusait d’entrer dans son tombeau, me remit en mémoire un passage de Lucien, qui attribue les mêmes fantaisies à une statue de bronze de l’Apollon syrien. C’était dans un temple situé à l’est du Liban, et dont les prêtres, une fois par année, allaient, selon l’usage, laver leurs idoles dans un lac sacré. Apollon se refusait toujours long-temps à cette cérémonie, -il n’aimait pas l’eau, sans doute en qualité de prince des feux célestes, — et s’agitait visiblement sur les épaules des porteurs, qu’il renversait à plusieurs reprises. Selon Lucien, cette manœuvre tenait à une certaine habileté gymnastique des prêtres ; mais faut-il avoir pleine confiance en cette assertion du Voltaire de l’antiquité ? Pour moi, j’ai toujours été plus disposé à tout croire qu’à tout nier, et la Bible