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V. – LE TOMBEAU DU SANTON.

Je cherchais en moi-même à résoudre cette question, quand j’entendis des chants et des bruits d’instrumens dans un ravin qui borde les murailles de la ville. Il me sembla que c’était peut-être un mariage, car le caractère des chants était joyeux ; mais je vis bientôt paraître un groupe de musulmans agitant des drapeaux, puis d’autres qui portaient sur leurs épaules un corps couché sur une sorte de litière ; quelques femmes suivaient en poussant des cris, puis une foule d’hommes encore avec des drapeaux et des branches d’arbres.

Ils s’arrêtèrent tous dans le cimetière et déposèrent à terre le corps entièrement couvert de fleurs ; le voisinage de la mer donnait de la grandeur à cette scène et même à l’impression des chants bizarres qu’ils entonnaient d’une voix traînante. La foule des promeneurs s’était réunie sur ce point et contemplait avec respect cette cérémonie. Un négociant italien près duquel j’étais placé me dit que ce n’était pas là un enterrement ordinaire, et que le défunt était un santon qui vivait depuis long-temps à Beyrouth, où les Francs le regardaient comme un fou, et les musulmans comme un saint. Sa résidence avait été, dans les derniers temps, une grotte située sous une terrasse dans un des jardins de la ville ; c’était là qu’il vivait tout nu, avec des airs de bête fauve, et qu’on venait le consulter de toutes parts. De temps en temps, il faisait une tournée dans la ville et prenait tout ce qui était à sa convenance dans les boutiques des marchands. On sait que dans ce cas ces derniers sont pleins de reconnaissance, et pensent que cela leur portera bonheur ; mais, les Européens n’étant pas de cet avis, après quelques visites de cette pratique singulière, ils s’étaient plaints au pacha et avaient obtenu qu’on ne laissât plus sortir le santon de son jardin. Les Turcs, peu nombreux à Beyrouth, ne s’étaient pas opposés à cette mesure et se bornaient à entretenir le santon de provisions et de présens. Maintenant, le personnage étant mort, le peuple se livrait à la joie, attendu qu’on ne pleure pas un saint turc comme les mortels ordinaires. La certitude qu’après bien des macérations il a enfin conquis la béatitude éternelle, fait qu’on regarde cet événement comme heureux, et qu’on le célèbre au bruit des instrumens ; autrefois il y avait même en pareil cas des danses, des chants d’almées et des banquets publics.

Cependant l’on avait ouvert la porte d’une petite construction carrée avec dôme destinée à être le tombeau du santon, et les derviches, placés au milieu de la foule, avaient repris le corps sur leurs épaules. Au moment d’entrer, ils semblèrent repoussés par une force inconnue, et tombèrent presque à la renverse. Il y eut un cri de stupéfaction dans l’assemblée. Ils se retournèrent vers la foule avec colère et prétendirent