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À droite est le quartier des Grecs, rempli de cafés et de cabarets, où le goût de cette nation pour les arts se manifeste par une multitude de gravures en bois coloriées, qui égaient les murs avec les principales scènes de la vie de Napoléon et de la révolution de 1830. Pour contempler à loisir ce musée, je demandai une bouteille de vin de Chypre, qu’on m’apporta bientôt à l’endroit où j’étais assis, en me recommandant de la tenir cachée à l’ombre de la table. Il ne faut pas donner aux musulmans qui passent le scandale de voir que l’on boit du vin. Toutefois laqua vitre, qui est de l’anisette, se consomme ostensiblement.

Le quartier grec communique avec le port par une rue qu’habitent les banquiers et les changeurs. De hautes murailles de pierre, à peine percées de quelques fenêtres ou baies grillées, entourent et cachent des cours et des intérieurs construits dans le style vénitien ; c’est un reste de la splendeur que Beyrouth a dû pendant long-temps au gouvernement des émirs druses et à ses relations de commerce avec l’Europe. Les consulats sont pour la plupart établis dans ce quartier, que je traversai rapidement. J’avais hâte d’arriver au port et de m’abandonner entièrement à l’impression du splendide spectacle qui m’y attendait.

O nature ! beauté, grace ineffable des cités d’Orient bâties au bord des mers, tableaux chatoyans de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d’azur, comment peindre l’impression que vous causez à tout rêveur, et qui n’est pourtant que la réalité d’un sentiment prévu ! — On a déjà lu cela dans les livres, on l’a admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à l’époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois ; mais ce qui surprend aujourd’hui, c’est de le trouver encore si pareil à l’idée qu’on s’en est formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée qui semble dater de deux siècles, comme si l’esprit remontait les âges, comme si le passé splendide des temps écoulés s’était reformé pour un instant. — Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? Me voilà transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée d’une marine de Joseph Vernet. J’ai pris place dans un café établi sur une estrade que soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncées dans la grève. A travers les fentes des planches, on voit le flot verdâtre qui bat la rive sous nos pieds. — Des matelots de tous pays, des montagnards, des Bédouins au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine de forban fument et causent autour de moi ; deux ou trois jeunes cafedjis servent et renouvellent çà et là les finejanes, pleines d’un moka écumant, dans leurs enveloppes de filigrane doré ; — le soleil, qui descend vers les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne extrême