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— Mon Dieu ! me dit-il, je n’ai pas encore beaucoup de crédit, mais je suis entièrement à votre service.

Nous causions ainsi derrière une colonne du vestibule pendant que le cortége des cheiks se rendait à la salle d’audience du pacha.

— Et que faites-vous là ? dis-je à l’Arménien.

— On m’emploie comme traducteur. Le pacha m’a demandé hier une version turque de la brochure que voici.

Je jetai un coup d’œil sur cette brochure, imprimée à Paris ; c’était un rapport de M. Crémieux touchant l’affaire des Juifs de Damas. L’Europe a oublié ce triste épisode, qui a rapport au meurtre du père Thomas, dont on avait accusé les Juifs. Le pacha sentait le besoin de s’éclairer sur cette affaire, — terminée depuis cinq ans. C’est là de la conscience assurément. L’Arménien était chargé en outre de traduire l’Esprit des lois de Montesquieu et un manuel de la garde nationale parisienne. Il trouvait ce dernier ouvrage très difficile et me pria de l’aider pour certaines expressions qu’il n’entendait pas. L’idée du pacha était de créer une garde nationale à Beyrouth, comme du reste il en existe à présent au Caire et dans bien d’autres villes de l’Orient. — Quant à l’Esprit des lois, je pense qu’on avait choisi cet ouvrage sur le titre, pensant peut-être qu’il contenait des règlemens de police applicables à tous les pays. L’Arménien en avait déjà traduit une partie, et trouvait l’ouvrage agréable et d’un style aisé, qui ne perdait que bien peu sans doute à la traduction.

Je lui demandai s’il pouvait me faire voir la réception chez le pacha des cheiks maronites ; mais personne n’y était admis sans montrer un sauf-conduit qui avait été donné à chacun d’eux seulement à l’effet de se présenter au palais, car on sait que les cheiks maronites ou druses n’ont pas le droit de pénétrer dans Beyrouth. Leurs vassaux y entrent sans difficultés, mais il y a pour eux-mêmes des peines sévères, si par hasard on les rencontre dans l’intérieur de la ville. Les Turcs craignent leur influence sur la population ou les rixes que pourrait amener dans les rues la rencontre de ces chefs toujours armés, accompagnés d’une suite nombreuse et prêts à lutter sans cesse pour des questions de préséance. Il faut dire aussi que cette loi n’est observée rigoureusement que dans les momens de troubles. Du reste l’Arménien m’apprit que l’audience du pacha se bornait à recevoir les cheiks, qu’il invitait à s’asseoir sur des divans autour de la salle ; que là des esclaves leur apportaient à chacun un chibouk et leur servaient ensuite du café, — après quoi le pacha écoutait leurs doléances et leur répondait invariablement que leurs adversaires étaient venus déjà lui faire des plaintes identiques ; — qu’il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté était la justice, et qu’on pouvait tout espérer du gouvernement paternel de sa hautesse, devant qui toutes les religions et toutes les races de l’empire