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— Oui, dis-je, c’est une grande nation… Ainsi, vous êtes parvenu à pacifier les troubles qui ont eu lieu ces jours-ci ?

— Oh ! certainement. Nous étions là plusieurs Anglais ; nous avons dit aux Druses que l’Angleterre ne les abandonnerait pas, qu’on leur ferait rendre justice. Ils ont mis le feu au village, et puis ils sont revenus chez eux tranquillement. Ils ont accepté plus de trois cents Bibles, et nous avons converti beaucoup de ces braves gens !

— Je ne comprends pas, fis-je observer au révérend, comment on peut se convertir à la foi anglicane, car enfin, pour cela, il faudrait devenir Anglais ?

— Oh ! non. Vous appartenez à la société évangélique, vous êtes protégé par l’Angleterre ; quant à devenir Anglais, vous ne pouvez pas.

— Et quel est le chef de la religion ?

— Oh ! c’est sa gracieuse majesté, c’est notre reine d’Angleterre.

— Mais c’est une charmante papesse, et je vous jure qu’il y aurait de quoi me décider moi-même…

— Oh ! vous autres Français, vous plaisantez toujours ; vous n’êtes pas de bons amis de l’Angleterre.

— Cependant, dis-je en me rappelant tout à coup un épisode de ma première jeunesse, il y a eu un de vos missionnaires qui, à Paris, avait entrepris de me convertir ; j’ai conservé même la Bible qu’il m’a donnée, mais j’en suis encore à comprendre comment on peut faire d’un Français un anglican.

— Pourtant il y en a beaucoup parmi vous… et si vous avez reçu, étant enfant, la parole de vérité, alors elle pourra bien mûrir en vous plus tard,

Je n’essayai pas de détromper le révérend, car on devient fort tolérant en voyage, surtout lorsqu’on n’est guidé que par la curiosité et le désir d’observer les mœurs ; — mais je compris que la circonstance d’avoir connu autrefois un missionnaire anglais me donnait quelques titres à la confiance de mon voisin de table.

Les deux dames anglaises que j’avais remarquées se trouvaient placées à la gauche du révérend, et j’appris bientôt que l’une était sa femme, et l’autre sa belle-sœur. Un missionnaire anglais ne voyage jamais sans sa famille. Celui-ci paraissait mener grand train et occupait l’appartement principal de l’hôtel. Quand nous nous fûmes levés de table, il entra chez lui un instant, et revint bientôt tenant une sorte d’album qu’il me fit voir avec triomphe. « Tenez, me dit-il, voici le détail des abjurations que j’ai obtenues dans ma dernière tournée en faveur de notre sainte religion. » Une foule de déclarations, de signatures et de cachets arabes couvraient en effet les pages du livre. Je remarquai que ce registre était tenu en partie double ; chaque verso donnait la liste des présens et sommes reçus par les néophytes anglicans.