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II. – LA TABLE D'HÔTE.

Au premier étage, je me vis sur une terrasse encaissée dans les bâtimens et dominée par les fenêtres intérieures. Un vaste tendido blanc et rouge protégeait une longue table servie à l’européenne, et dont presque toutes les chaises étaient renversées, pour marquer des places encore inoccupées. Sur la porte d’un cabinet situé au fond et de plain pied avec la terrasse, je lus ces mots :

« Qui si paga 60 piastres per giorno. (Ici l’on paie 60 piastres par jour.) »

Quelques Anglais fumaient des cigares dans cette salle en attendant le coup de cloche. Bientôt deux femmes descendirent, et l’on se mit à table. Auprès de moi se trouvait un Anglais d’apparence grave, qui se faisait servir par un jeune homme à figure cuivrée portant un costume de basin blanc et des boucles d’oreilles d’argent. Je pensai que c’était quelque nabab qui avait à son service un Indien. Ce personnage ne tarda pas à m’adresser la parole, ce qui me surprit un peu, les Anglais ne parlant jamais qu’aux gens qui leur ont été présentés ; mais celui-ci était dans une position particulière : — c’était un missionnaire de la société évangélique de Londres, chargé de faire en tout pays des conversions anglicanes, et forcé de dépouiller le cant en mainte occasion pour attirer les ames dans ses filets. Il arrivait justement de la montagne, et je fus charmé de pouvoir tirer de lui quelques renseignemens avant d’y pénétrer moi-même. Je lui demandai des nouvelles de l’alerte qui venait d’émouvoir les environs de Beyrouth. — Ce n’est rien, me dit-il, l’affaire est manquée.

— Quelle affaire ?

— Cette lutte des Maronites et des Druses dans les villages mixtes.

— Vous venez donc, lui dis-je, du pays où l’on se battait ces jours-ci ?

— Oh ! oui, je suis allé pacifier… pacifier tout dans le canton de Bekfaya, parce que l’Angleterre a beaucoup d’amis dans la montagne.

— Ce sont les Druses qui sont les amis de ]’Angleterre ?

— Oh ! oui. Ces pauvres gens sont bien malheureux ; on les tue, on les brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs arbres, leurs moissons.

— Pardon, mais nous nous figurons en France que ce sont eux au contraire qui oppriment les chrétiens !

— Oh Dieu ! non, les pauvres gens ! Ce sont de malheureux cultivateurs, qui ne pensent à rien de mal ; mais vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes, qui allument la guerre, qui excitent contre eux les Maronites, beaucoup plus nombreux ; les Druses se défendent comme ils peuvent, et, sans l’Angleterre, ils seraient déjà écrasés. — L’Angleterre est toujours pour le plus faible, pour celui qui souffre…