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ne pas entrer au bain pendant ces heures de chaleur intense et morne que je passerais tristement à parcourir les rues désertes ? J’y pensais, quand l’aspect d’un rideau bleu tendu devant la porte m’apprit que c’était l’heure où l’on ne recevait dans le bain que des femmes Les hommes n’ont pour eux que le matin et le soir, — et malheur sans doute à qui s’oublierait sous une estrade ou sous un matelas à l’heure où un sexe succède à l’autre ! — Franchement, un Européen seul serait capable d’une telle idée, qui confondrait l’esprit d’un musulman.

Je n’étais jamais entré dans Beyrouth à cette heure indue, et je m’y trouvais comme cet homme des Mille et une Nuits pénétrant dans une ville des mages dont le peuple est changé en pierre. Tout dormait encore profondément ; les sentinelles sous la porte, sur la place les âniers qui attendaient les dames, — endormies aussi probablement dans les hautes galeries du bain ; les marchands de dattes et de pastèques établis près de la fontaine, le cafedji dans sa boutique avec tous ses consommateurs, le hamal ou portefaix la tête appuyée sur son fardeau, la chamelier près de sa bête accroupie, et de grands diables d’Albanais formant corps-de-garde devant le sérail du pacha : tout cela dormait du sommeil de l’innocence, laissant la ville à l’abandon.

C’est à une heure pareille et pendant un sommeil semblable que trois cents Druses s’emparèrent un jour de Damas. Il leur avait suffi d’entrer séparément, de se mêler à la foule des campagnards qui le matin remplit les bazars et les places, puis ils avaient feint de s’endormir comme les autres ; mais leurs groupes, habilement distribués, s’emparèrent dans le même instant des principaux postes, pendant que la troupe principale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les habitans, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire à une armée et se barricadaient dans leurs maisons ; les soldats en faisaient autant dans leurs casernes, si bien qu’au bout d’une heure les trois cents cavaliers regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inattaquables du Liban.

Voilà ce qu’une ville risque à dormir en plein jour. Cependant à Beyrouth la colonie européenne ne se livre pas tout entière aux douceurs de la sieste. En marchant vers la droite, je distinguai bientôt un certain mouvement dans une rue ouverte sur la place ; une odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d’une trattoria, et l’enseigne du célèbre Battista ne tarda pas à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hôtels destinés en Orient aux voyageurs d’Europe pour avoir songé un instant à profiter de l’hospitalité du seigneur Battista, l’unique aubergiste franc de Beyrouth. Les Anglais ont gâté partout ces établissemens, plus modestes d’ordinaire dans leur tenue que dans leurs prix. Je pensai dans ce moment-là qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à profiter de la table d’hôte, si l’on m’y voulait bien admettre. A tout hasard, je montai