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d’une époque et d’une société réelles, et cependant conserver dans la sphère du vrai, du beau, de l’absolu, ce détachement de tout ce qui n’est qu’utile et passager, cette élévation désintéressée qui appartient à la science et à l’art lui-même ? Pour moi, je le crois. Je ne veux point flatter mon temps ; mais il me semble qu’à prendre les choses en masse, ce grand effort de l’intelligence n’a pas échoué. Tout dans son œuvre n’est pas également achevé ; il y a des lacunes, des défaillances, des écarts ; si la politique et l’histoire ont réussi, l’art n’a pas en tout égalé la critique ; la métaphysique n’a pas été poussée aussi loin que les autres parties de la philosophie. La science humaine restera toujours bien en-deçà de l’idéal qu’elle aspire à réaliser. Enfin, d’autres siècles ont été signalés par de plus frappantes découvertes, par des chefs-d’œuvre plus éclatans ; mais alors le génie, agissant dans son entière spontanéité, ignorait les causes secrètes auxquelles il servait d’instrument, le but caché vers lequel il conduisait le monde des choses et des esprits. L’homme marchait devant lui, pour ainsi dire, et n’avait point conscience de l’œuvre dont il était l’intelligent artisan. C’est dans ces momens que l’humanité est inspirée. D’autres fois la réflexion, prenant la place de ce merveilleux instinct, a suggéré et l’objet qu’il fallait atteindre et le plan qu’il fallait exécuter : l’homme a voulu tout ce qu’il a fait ; mais, dominé par la passion, emprisonné dans une idée exclusive, il n’a pas su lever les yeux au-dessus du sol ou regarder à ses côtés, pour voir le ciel ou embrasser du moins tout l’horizon. Il a sacrifié la vérité à l’intérêt, la science à l’action ; cherchant un bien relatif, il ne s’est point soucié de ce qui est universel et impérissable. Une préméditation intéressée a coupé les ailes de la pure pensée. De notre temps enfin, l’esprit humain s’est efforcé d’éviter les deux extrêmes, de combiner les deux manières, et il est parvenu, mieux qu’il ne l’avait fait encore, à maintenir son influence dans le monde des affaires, en exerçant tous ses droits dans le monde des idées. C’est, je crois, en l’envisageant sous ce point de vue qu’il faut juger, en bien comme en mal, le mouvement des intelligences entre 1815 et 1830.

La première forme que l’esprit libéral ait revêtue parmi nous est celle qu’il reçut du dernier siècle et qui domina dans la révolution. L’amour de l’humanité, la foi dans la civilisation, la confiance dans la raison, un sens pratique, une grande clarté d’idées et surtout d’expression, une haine de la tyrannie qui pouvait aller jusqu’à la licence, une indépendance du passé qui pouvait arriver au cynisme, une ardeur de prosélytisme qui pouvait descendre à l’injustice, un sentiment médiocre de l’antiquité qui donnait au goût littéraire une correction étroite et une élégance un peu factice, une sorte d’infatuation de soi-même qui rendait insensible à tout ce qui n’avait pas le cachet du temps et du pays, une puissance rapide de propagation, le don de se rendre aisément