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contraire se justifierait plutôt, et certes, si la concurrence entre les produits de ces exploitations diversement situées devait conduire à la ruine et à l’abandon des unes ou des autres, ce ne sont pas les terres voisines des centres de consommation qui resteraient les premières en friche.

Mais les cultivateurs de certaines contrées vendent, dit-on, leurs denrées à des prix fabuleusement bas, auxquels les nôtres ne pourraient jamais descendre. Par exemple, sur les bords de la mer Noire, les blés de la Crimée ne coûtent souvent que 7, 8 ou 9 francs l’hectolitre. Nos cultivateurs pourraient-ils jamais livrer leurs blés à de tels prix ? Nous ne savons s’ils le pourraient ; ce que nous savons fort bien, c’est qu’ils ne le feront jamais, même sous l’empire du commerce libre. Mieux posés que les cultivateurs des bords de la mer Noire, puisqu’ils ont les débouchés à leur porte, ils profiteront toujours de cet avantage pour vendre leurs denrées plus cher, et comme les produits russes ne peuvent arriver jusqu’à nous qu’à grands frais, après avoir traversé les mers, il n’y a pas de danger qu’ils forcent jamais les nôtres à descendre à leur niveau. En Russie même, les blés ne se vendent aux prix qu’on vient de voir que lorsqu’ils ne trouvent pas de débouchés au dehors. Aussitôt qu’un marché de quelque importance s’ouvre pour eux, comme, par exemple, celui de l’Angleterre ou de la France, les prix s’élèvent rapidement. Ce fait a été constaté vingt fois, et il confirme hautement tout ce que nous venons de dire. C’est que, dans ce cas, la position des producteurs russes se rapproche de la position des nôtres, sauf toutefois que les frais de transport qui leur restent laissent toujours subsister une différence sensible à leur détriment.

Quand on compare les prix russes aux prix français, on raisonne toujours comme si les uns et les autres étaient des prix de revient, et c’est de là qu’on part pour établir notre infériorité relative. On vient de voir combien cette hypothèse est inexacte. Nulle part les produits du sol ne se vendent au prix de revient, c’est-à-dire en raison seulement de ce qu’il en a coûté pour les produire, et cela n’est guère plus vrai en Russie et en Pologne qu’en Angleterre ou en France ; autrement, les terres moins fertiles ou plus mal situées ne résisteraient pas à la concurrence des autres. Ajoutons que l’exploitation ne donnerait jamais de produit net ; elle ne rapporterait que les frais de culture et le profit nécessaire de l’exploitant : dès-lors, il n’y aurait pas de revenu à prélever pour le propriétaire, et le sol n’aurait aucune valeur. Si de telles conditions se réalisent quelquefois, ce n’est du moins que pour les terres les plus mal situées et les moins fertiles. Partout ailleurs, il reste, au contraire, un excédant plus ou moins considérable qui sert à constituer le revenu foncier ; ce qui prouve suffisamment que les cultivateurs ne vendent pas leurs denrées au plus bas prix possible. L’unique règle de