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son corps dans un linceul, — et j’allai l’étendre aux pieds de sa mère. — Oh ! le comte, il était si beau ! »

Certes, voilà du drame, et tout aussi sanglant qu’on le puisse concevoir. Eh bien ! telle est la nature idéale du talent de Tennyson, que toute cette énergique brièveté, cette précision de faits et de gestes, — non pas même le qu’il semblait grand, lorsqu’il fut mort ! — ne donne l’idée d’une réalité complète. On croirait plus volontiers que cette femme, qui se vante d’une si atroce vengeance, ne l’a point accomplie ; et que, dans une sorte de délire, elle raconte ainsi, non ce qu’elle a fait, mais ce qu’elle aurait voulu faire. À tout prendre, cependant, jamais plus sombre chronique ne fut racontée en moins de mots.

Un des plus longs poèmes de Tennyson est intitulé : les Deux Voix. C’est l’argumentation en règle, ou plutôt la délibération d’un homme avec lui-même, alors que l’ennui de vivre lui suggère l’idée de mourir. L’examen de cette énigme qu’on appelle la vie, les motifs qu’on peut avoir de la croire méprisable ou précieuse, les droits de l’égoïsme, les devoirs et la solidarité de l’individu par rapport à l’espèce, sont autant de thèmes variés avec une certaine puissance par le poète. Bien que rien d’absolument nouveau ne lui restât à dire sur un sujet traité par tant de sublimes intelligences, il lui prête, par les prestiges de la forme, un aspect inattendu ; mais il ne faut pas nous dissimuler que la sécheresse du fond, habilement dissimulée par les richesses du style, reparaîtrait inévitablement si la traduction s’attaquait à ces stances monorimes, qui rappellent un peu celles du Dies iræ.

A life of nothings, nothing-worth
From that first nothing ere his birth
To that last nothing under earth[1].

Comme frappant contraste à cette thèse philosophique, nous aimons à placer ici une idylle du même poète, une idylle tout anglaise, et qui semble écrite par Wordsworth redevenu jeune.

C’est un jour de fête. Les quais étroits sont chargés d’une foule bourdonnante. Pas une chambre vacante dans l’auberge du Taureau blanc ou de la Toison d’or. Deux amis, le poète lui-même et le fils d’un riche fermier, débarqués trop tard sur cette plage envahie, n’ont d’autre parti à prendre que d’aller dîner sur les gazons d’Audley-Court.

« Nous laissâmes la marée déjà mourante caresser mollement le granit rouge de la rive, et, de pelouse en pelouse, gravissant les vertes pentes, nous arrivâmes aux portails surmontés de griffons, à l’ombreuse colonnade de sycomores

  1. « Une vie de riens, et qui rien ne vaut, — depuis ce premier rien qui préexiste à la naissance, — jusqu’à ce dernier rien que la terre absorbe. »