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portière. Bonaparte le premier a promené dans les rues du Caire une voiture, et une voiture à six chevaux. Bonaparte a fait dans sa vie beaucoup de choses plus glorieuses, il en a fait peu de plus difficiles.

Méhémet-Ali habite la citadelle qui domine le Caire : là fut ce Château de la Montagne dont parlent les chroniqueurs arabes, et dans les murs duquel se sont accomplies tant de tragédies sanglantes ; là, de nos jours, les mamelouks ont été massacrés. Méhémet-Ali bâtit en ce moment dans l’intérieur de la citadelle une mosquée en albâtre. La matière est précieuse, mais on peut déjà reconnaître que le caractère et le charme particulier à l’architecture orientale manqueront à l’édifice. On ne sait plus faire en Orient d’architecture musulmane, comme on ne sait plus faire en Occident d’architecture chrétienne. L’Égypte des Pharaons n’est pas tout-à-fait absente de la citadelle construite par Baladin et habitée par Méhémet-Ali ; elle y est représentée par quelques débris. Champollion a lu sur des pierres qui ont servi à la construction des murailles le nom de Psamétik II. Je crois avoir trouvé le même nom dans une rue du Caire et hors des murs de la ville dans un des monumens appelés à tort tombeaux des califes ; mais aujourd’hui l’hiéroglyphe pour moi le plus curieux à déchiffrer, c’était Méhémet-Ali. Entre ses admirateurs enthousiastes et ses détracteurs passionnés, quel jugement porter ? Ce n’est pas une conversation d’une heure par interprète qui peut permettre de juger un tel homme, et ce qui va suivre est plutôt le résultat de ce que j’ai entendu dire du pacha dans le pays et de mes réflexions sur ses actes que d’un entretien nécessairement assez insignifiant. Seulement il y a toujours dans l’aspect d’un personnage célèbre, dans sa physionomie, son attitude, son regard, le son de sa voix, quelque chose qui peut compléter son portrait moral. On le comprend mieux quand on l’a vu.

Méhémet-Ali est un vieillard fort vert ; il était debout quand nous sommes entrés, et m’a semblé très ferme sur ses jambes. Il s’est lestement élancé sur le divan assez élevé où il s’est accroupi et où nous avons pris place à ses côtés. Sa figure m’a paru peu distinguée, mais très intelligente, et n’offrant pas la plus légère expression de férocité. Notre entretien n’a présenté qu’un seul incident un peu caractéristique. Le pacha m’a invité à inspecter son école polytechnique. J’ai répondu que mon père eût justifié d’une manière éclatante un honneur dont je n’étais point digne, et que je demandais à son altesse la permission de décliner une tâche à laquelle mes études ne m’avaient pas préparé. Son altesse ne s’est point tenue pour battue. — Ce que le père pouvait, le fils doit le pouvoir, a-t-elle dit. Malheureusement je savais trop à quoi m’en tenir à cet égard. J’ai été obligé d’opposer un respectueux entêtement à l’entêtement trop bienveillant du pacha pour éviter le ridicule d’examiner sur des matières que je n’entends point les élèves et les professeurs