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de ceux-ci est souvent peu en harmonie avec la position où ils se trouvent placés par la mobilité des événemens ! Un de ces caprices de la fortune n’a-t-il pas failli, il y a assez peu de temps, jeter à la tête du conseil, à Madrid, un homme d’un talent plein d’éclat, mais aussi peu propre que possible à la politique, le duc de Rivas ? L’auteur du Moro exposito, bien qu’il ait été mêlé à la vie publique, est resté exclusivement poète, poète d’une imagination énergique et brillante, qui préfère le loisir et la rêverie au travail. Comme homme, il est doué d’une nature heureuse, facile, charmante, qui le fait aimer de tous ceux qui l’approchent. Les préoccupations politiques, si elles ont pu le dominer un instant comme tout le monde, sont, au dire de ceux qui le connaissent le mieux, fort secondaires dans son esprit. Lorsqu’il a été ministre, il lui arrivait plus d’une fois de donner audience à la poésie et de congédier les affaires qui attendaient à la porte sans voir venir leur tour. Ambassadeur à Naples aujourd’hui ; il n’est pas très sûr que la diplomatie soit le principal de ses soucis et qu’entre une négociation et un plaisir, il ne choisisse ce dernier, dans la ferme persuasion que les négociations vont toujours assez vite d’elles-mêmes. Il faut évidemment que bien des choses soient possibles en Espagne pour que le duc de Rivas ait pu être, ne fût-ce qu’un instant, président du conseil. Le duc de Rivas a failli être une fois de plus victime de ce hasard qui le fit ministre en 1836, — hasard ironique qui mettait au pouvoir un poète plein de candeur, tandis qu’à côté de lui il faisait éclater et triompher les audacieuses saturnales de la Granja ! Je ne sais si je me trompe, mais cette fantaisie de la fortune ne me paraît pas un moindre signe de l’incertitude de la vie publique en Espagne que le jeu de la force amenant au pouvoir un soldat heureux.

Au nombre des étonnemens qu’inspire au premier abord l’histoire de la Péninsule depuis un demi-siècle, depuis quinze ans surtout, il en est un que beaucoup d’Espagnols partagent eux-mêmes ; ils se demandent comment il se fait que, du sein de cet étrange chaos d’une révolution, il ne soit pas sorti un homme de génie, un homme capable de dominer tous les autres et de les conduire de créer un pouvoir vigoureux et durable pour le bien du pays et pour sa propre gloire. Cet homme, en effet, a manqué à l’Espagne : il ne s’est produit ni dans l’ordre civil, ni dans l’armée ; mais au fond, cela doit-il surprendre ? Il me semble que rien n’est plus simple, au contraire, dans les conditions que j’indiquais, avec ce développement outré de l’individualisme. La grandeur des hommes et la stabilité de leur puissance ne s’expliquent que lorsqu’ils se font les représentans de quelque grande pensée, de quelque grand intérêt, qu’ils savent aller saisir au sein même de leur pays. Il n’en est pas ainsi en Espagne, où les hommes, le plus souvent, ne représentent qu’eux-mêmes ; ils vont en avant, sans observer si quelqu’un les suit ;