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une certaine dignité qui, dans la vie familière, prend une grace charmante. Ce n’est pas que tout soit mêlé, confondu en Espagne par ce fait même : nulle part, au contraire, les distinctions sociales ne sont plus sensibles peut-être ; seulement, à côté, il y a le sentiment énergique de l’égalité morale qui est commun à tous, qui comble les intervalles créés par les inégalités de rang et de fortune et empêche les classes de se haïr et de se déclarer la guerre. Qu’on prenne, si l’on veut, les deux extrêmes : voyez ce mendiant déguenillé, à la figure rugueuse, amaigrie, à la barbe inculte ; il n’a pas de domaines, il n’a pas de palais ; il n’aura même jamais de maison, car il ne connaît pas le travail qui seul pourrait lui en donner une ; mendier est son état, et il s’y tient comme le grand d’Espagne à son rang seigneurial. Toutefois, pauvre et résigné, il n’éprouve aucune de ces jalousies passionnées, de ces rancunes profondes qui, en fermentant dans les masses, préparent les révolutions, parce qu’il n’a pas à se venger de quelque antique défaite. En tendant la main, il sent encore sa valeur d’homme : il sent qu’il est Espagnol, c’est-à-dire de la race des conquérans. Les haillons ne l’avilissent pas à ses propres yeux.

J’attribue au même sentiment cette attitude si naturellement libre et aisée du peuple autour des princes. Bien souvent la reine sort du palais ; la foule peut l’approcher sans être repoussée par des gardes. Eh bien ! dans tous ceux qui passent ou qui s’arrêtent, il n’y a ni curiosité, ni empressement affecté, ni étonnement, ni effort d’enthousiasme ; il n’y a de toutes parts en général qu’une courtoisie sérieuse et franche. C’est un accueil tranquille fait par un peuple fier, qui s’estime lui-même et a l’instinct de sa grandeur. D’un autre côté, voyez les classes élevées en Espagne : si les masses sont à leur égard sans haine et sans envie, il n’y a chez elles ni morgue insolente, ni dédain de caste, comme on le suppose très souvent ; leur orgueil proverbial est plus sensible pour les étrangers que pour les nationaux, qui tous le partagent à quelque degré. La noblesse espagnole a des titres, des privilèges, des biens immenses, qui lui font une existence à part ; mais elle se rapproche du peuple par la communauté d’origine, par la solidarité du passé : elle se mêle à lui de mille manières, surtout par la bienfaisance, exercée en Espagne sans ostentation et avec une délicatesse qui la fait ressembler à une réparation. Il y a dans les mœurs des particularités singulières qui prouvent la générosité native du caractère espagnol et en même temps combien est fort dans le pays ce que j’appellerai le respect du sang. Il n’est pas rare qu’un enfant abandonné la nuit sur le seuil du palais d’un grand d’Espagne soit adopté par celui-ci. La pauvre et chétive créature conçue peut-être dans la misère trouve ainsi un abri et presque une famille. J’ai entendu citer telle personne à Madrid, illustre par sa naissance, qui a élevé de cette façon plusieurs enfans dont l’un est officier du génie, un autre médecin, un troisième avocat. Sans doute les nécessités