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aussitôt démontré l’impuissance de cette mesure. Il serait aujourd’hui question, d’une part, de rétablir la liberté du marché transcaucasien, d’autre part, d’ouvrir une voie nouvelle à l’Europe en lui offrant le bon ancrage de Sukum-Kalé, dans la Mingrélie, pour faire concurrence au détestable port de Trébisonde. Les marchandises européennes en voie sur Tauris débarqueraient dont, à la côte orientale de la mer Noire au lieu de débarquer à la côte du sud ; elles descendraient en Perse par les capitales russes de Tiflis et d’Érivan, au lieu de suivre cette route périlleuse qui traverse les provinces turques du Kars et du Kurdistan. La Turquie serait ainsi dépossédée du transit de la Perse auquel elle n’a pas su garantir la sûreté désirable, et la Russie se l’approprierait tout entier, réussissant d’un même coup à diminuer encore les revenus de la Porte et à s’assurer par un lien de plus la dépendance de la Perse. Depuis quinze ou vingt ans, la Russie ne fait point un pas en Orient qui ne contribue tout à la fois à l’abaissement de la Perse et de la Turquie ; les positions qu’elle prend contre l’une lui servent contre l’autre. Le traité de Turkmantchaï, conclu en 1828 avec la Perse, qui lui cédait alors les khanats d’Érivan et de Naktchivan, a compté dans le texte même du traité d’Andrinople comme un motif de plus pour lequel la Turquie devait lui céder à son tour la Géorgie, l’Imerète, la Mingrélie et le Gouriel. C’est un spectacle curieux et terrible que cette force immense qui pèse sur les deux empires orientaux et les use en quelque sorte l’un par l’autre. On dirait que la Russie n’a qu’à se laisser aller entre les deux pour gagner son terrain et se faire place par son seul poids. On sait comment la Russie a fait tout ce qu’elle a pu au traité d’Andrinople pour fermer les embouchures du Danube dont elle était riveraine depuis 1812, époque à laquelle le traité de Bukarest lui avait donné la Bessarabie. Cependant il avait été convenu que la bouche de Soulineh, quoique placée sur le nouveau territoire russe au nord de la bouche Saint-George, resterait ouverte aux bâtimens marchands ; aujourd’hui, non contente d’élever des forts là où le traité même lui interdit d’en élever, de tracasser les commerçans et d’arrêter les navires sous prétexte de quarantaine, la Russie laisse systématiquement ensabler le bras du grand fleuve dont elle voudrait écarter l’Occident. Les eaux de la bouche de Soulineh ont perdu plus d’un tiers de profondeur depuis qu’elles sont couvertes par le pavillon russe ; le sable croît si rapidement, qu’il empêchera bientôt la navigation des grands bâtimens. Ce sable qui monte toujours avec une irrésistible lenteur, comme pour obstruer une des grandes artères de la civilisation, c’est l’image même du sourd et continuel progrès de la domination russe en Orient. Ne disons pas en France : Que nous importe ? et n’allons pas trop long-temps nous amuser à cette vaine logomachie qui oppose les alliances d’intérêts aux alliances de principes. Constantinople devenue russe, ne serait-ce pas un poids formidable dans la balance des intérêts européens ?



V. de Mars.