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des étrangers qui en ont fait un commerce de détail au préjudice des corporations, propriétaires de ce trafic depuis une longue antiquité, et exclusivement composées de sujets musulmans ; elle assure qu’elle ne peut enfreindre les privilèges de ces corporations et s’excuse au nom de ces nécessités de gouvernement que l’Europe est trop éclairée pour méconnaître. Tout cela, sans doute, est plein de convenance et d’adresse ; mais la Porte devait savoir tout cela quand elle s’est engagée à l’épuration intérieure de son régime commercial, moyennant une augmentation fixe sur les droits de sortie et d’entrée.

La note du 11 mai ne nous aurait pas demandé tant de concessions nouvelles, quand nous avions déjà tant de justes griefs, si le divan n’avait cru voir dans le dernier traité russe un encouragement très direct et peut-être même une insinuation décisive. Le premier article de ce traité, qui en a vingt, c’est une déclaration qui confirme le commerce russe dans la possession de tous les avantages antérieurement établis, sans excepter ces absolues libertés d’un maître victorieux. qu’on avait arrachées par l’article 7 du traité d’Andrinople ; mais le sixième article de cette dernière convention, du 30 avril, posant toujours en principe la franchise du trafic, accorde cependant aux sujets ottomans la possession des métiers et du petit commerce, à l’exclusion formelle des sujets russes ; de plus, l’article 11 excepte de cette franchise prétendue générale et considère comme monopoles régaliens la pêche du poisson et de la sangsue, le débit du sel, du tabac, du vin et des spiritueux ; enfin, par l’article 10, le sultan s’engage à défendre l’importation de la poudre de guerre, des canons, fusils et munitions de toute espèce. En attendant que la suite des événemens nous révèle jusqu’à quel point la Russie subira l’aggravation des droits fixes de sortie et d’entrée dont elle doit maintenant porter la charge, comme la France et l’Angleterre l’ont portée jusqu’ici, il ne faut pas se tromper sur la valeur des concessions qu’elle semble faire au gouvernement turc comme pour l’obliger à les réclamer de ses autres alliés. Si elle déroge à ce principe absolu de pleine liberté qu’elle a d’ailleurs grand soin de rappeler, c’est tout à son avantage, parce que c’est tout au détriment des puissances rivales. La Russie n’a point en Turquie de sujets résidens qui se livrent au petit commerce ou aux petits métiers abandonnés par l’article 6 aux corporations musulmanes ; sa marine marchande n’est pas de nature à souffrir beaucoup des monopoles cédés par l’article 11 ; enfin elle eût consenti à de bien autres sacrifices pour obtenir l’article 10, qui prive les Circassiens des débouchés d’où ils tiraient leurs armes en défendant ce genre d’importation dans l’empire, sans compter le paragraphe de l’article 11, qui autorise le sultan à interdire, suivant les circonstances, l’exportation de tel ou tel article monopolisé, c’est-à-dire du sel dont manquent les Circassiens. Que le gouvernement turc veuille maintenant, comme il l’essaie, persuader aux autres puissances de lui accorder ces trois concessions, très graves pour elles, très insignifiantes ou même très favorables pour la Russie, il y aura là des embarras, peut-être des froideurs, qui tourneront encore au profit des Russes. C’est bien là le jeu accoutumé du cabinet de Saint-Pétersbourg.

Il faut donc trouver un accommodement qui soit une satisfaction pour la Porte sans être un leurre pour nous et une nouvelle occasion de supériorité pour la politique moscovite. Il est devenu plus que jamais impossible de reprendre purement et simplement l’état de choses antérieur à 1838 ; il n’est pas