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vous intéresse à sa faiblesse même, en vous la faisant partager ; la raison qui vous dit le plus souvent : « Sacrifie-toi, immole-toi ! préfère à toi-même ta famille, à ta famille ta patrie, à ta patrie l’humanité. Étouffe les cris de ton cœur ! suis ton devoir, marche, fût-ce dans le sang de tes fils ! » la passion qui vous dit : « Sauve tes fils ou ta mère avant ta patrie, ta patrie avant l’humanité ! La vertu ne peut vouloir qu’on soit insensible ; cette vertu dénaturée ne serait que brutalité. » Je demande quel est le plus dramatique ? Le XVIIe siècle donna trop décidément l’avantage au devoir : Horace, Iphigénie, Titus, sont trop vertueux. Cependant, si l’on admet que la passion doit prévaloir sur la raison dans une œuvre dramatique, il y a encore, dans la peinture de la passion même, deux extrémités, l’idéal et le réel. Représentera-t-on la passion tout entière dans tous ses aspects ? ou n’en montrera-t-on, pour produire une impression plus sereine, qu’une certaine image anoblie ? Cette dernière doctrine est celle du XVIIe siècle. Comme l’astrologue qui tombe dans un puits tandis qu’il cherche les étoiles, le XVIIe siècle tombe dans l’abstrait tandis qu’il cherche l’idéal. En effet, — à l’opposé de la tragédie grecque, qui complète le tableau de la douleur morale par celui de la douleur physique et ne craint pas d’exposer au spectateur les yeux sanglans d’OEdipe, la plaie de Philoctète, mettant en jeu le corps et l’ame également, — la tragédie du XVIIe siècle semble ignorer que le corps existe, et dans la peinture de l’ame même, supprimant ce qui lui parait avoir moins de noblesse ou de dignité, elle s’imagine que l’idéal est la suppression du réel. L’analyse psychologique des passions, dans une certaine mesure seulement, telle est la vérité humaine de cette tragédie. Des mœurs de convention, telle en est la vérité locale. L’esprit de ces mœurs est mixte et complexe ; mais voici les élémens qu’on y distingue : un peu de stoïcisme antique, un peu de spiritualisme chrétien, un peu d’héroïsme chevaleresque, un peu de métaphysique romanesque, un peu d’élégance précieuse. Tout cela compose un caractère élevé et sec. Il fallait que le génie portât sa flamme parmi toutes ces aridités ; que de ce seul point vivant du système, l’analyse des passions, il tirât, par sa propre force, de quoi le faire vivre tout entier.

Cette tragédie ignore le corps, à plus forte raison ignore-t-elle le monde extérieur. Ce vestibule dans lequel elle habite devrait pourtant lui laisser entrevoir le ciel ; mais non, ce vestibule, ouvert à tous, n’est fermé qu’au soleil. Aucun souffle de la nature n’y pénètre ; aucun rayon, aucun chant, aucun parfum. Dans la tragédie grecque, au contraire, comme on respire et comme on sent partout l’agréable lumière, les arbres, les fleurs, les ruisseaux ! Quelle douleur quand il faut les quitter pour toujours ! Quelle joie pour Alceste de les revoir après les avoir perdus ! Il est vrai que la tragédie grecque se représentait en plein air, sous la voûte de ce beau ciel, dans cette lumière tant aimée, en vue de la mer et des montagnes, tandis que la nôtre se joue tristement dans une salle enfumée par le gaz. Cette différence seule, qui résulte des climats, explique et résume toutes les autres. Le soleil et le lustre ! voilà deux points d’où partent nécessairement deux systèmes dramatiques essentiellement divers.