Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/1149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terre que roule l’alimentation de neuf millions d’Irlandais, et dans la Grande-Bretagne proprement dite on en consomme une grande quantité. Si la fatale maladie qui a atteint le tubercule que l’ancien continent avait reçu du nouveau comme un bienfait de la Providence continue de sévir, l’Angleterre est hors d’état de se suffire, même avec les excédans ordinairement disponibles. Il faut que l’arrière-ban des réserves en céréales, y compris celle des régions les plus étrangères sous ce rapport aux opérations du commerce général, paraisse sur le marché, afin de combler le déficit, et il n’y fait son apparition que lorsque les prix sont assez élevés pour justifier de grands frais de transport. De toutes parts alors, les prix montent ; bon gré, mal gré, la solidarité qui lie tous les peuples européens les uns aux autres se fait sentir. Si le blé est très cher à Londres, vous ne ferez pas qu’il soit à bas prix en Normandie et en Bretagne, et par conséquent à Paris, parce que pour l’empêcher de s’élever il faudrait porter les lois restrictives du commerce à un tel point de dureté, que les cultivateurs, qu’on prétend protéger par les restrictions douanières, en deviendraient aussitôt les ennemis acharnés. Ainsi le royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, par l’insuffisance de ses ressources alimentaires, aggravée des chances qu’on est fondé à supposer encore à la maladie des pommes de terre, tient suspendue sur l’Europe la prolongation d’une crise qui n’a déjà que trop duré. On conçoit que c’est une manière d’influence dont l’Angleterre n’est point jalouse. Elle l’exerce cependant, jusqu’à un certain point, par le fait même de sa puissance et de sa civilisation avancée ; car la densité relative de la population qu’offre l’Angleterre n’est rien de plus qu’une des formes par lesquelles se manifestent et sa puissance et sa civilisation.

Dans cette situation matérielle de l’Angleterre, qui pèse sur l’Europe entière, tout ne vient pas cependant de l’amoindrissement de l’approvisionnement alimentaire. La rareté des subsistances est la plus grande cause de détresse qu’ait à redouter un peuple. La terre ne produit qu’une fois par an, tandis que chaque estomac crie famine trois fois le jour ; mais l’Angleterre a d’autres maux dont ses intérêts sont profondément affectés en ce moment. Le coton, qui est la principale matière première qu’elle mette en œuvre, le coton, dont elle fabrique des tissus tous les ans assez pour faire je ne sais combien de fois le tour de la planète, a été renchéri cette année à un degré fâcheux ; la récolte de l’an passé a été fort médiocre, et on estime que, pour en approvisionner ses ateliers, l’Angleterre devra pendant cette campagne débourser 100 millions de plus. Ainsi, par une déplorable coïncidence, la matière première de la production britannique est devenue plus difficile et plus chère à se procurer, précisément alors que la souffrance générale, au loin comme de près, resserrait le débouché des produits manufacturés. Tel est le second mal dont souffre en ce moment la Grande-Bretagne.

L’exagération des entreprises de chemins de fer en Angleterre est venue rendre plus pénible encore la condition matérielle du peuple anglais. On ne se fait pas une idée de l’impétuosité avec laquelle l’Angleterre s’est précipitée dans la construction de ces voies nouvelles dont elle attend, avec raison, un grand bien. Ce n’a pas été simplement une affaire de prospectus. Les Anglais, en gens pratiques qu’ils sont, prennent au sérieux même les folies quand ils s’y mettent. Je dis folie, car c’est une prétention insensée de vouloir établir partout en même temps ces lignes de fer, si bonnes, une fois faites, pour économiser le temps et