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dans ces autres mondes qu’il avait imaginés de quelle manière les Romains ont coutume de traiter les blasphémateurs et les impies[1]. »

La fermeté de Bruno ne se démentit pas un seul instant pendant le cours de cette horrible immolation. Quand on lui lut sa sentence, il se redressa, et, promenant un œil calme sur cette assemblée de prêtres fanatiques, il leur dit cette parole d’une simplicité supérieure La sentence que vous venez de porter vous trouble peut-être plus que moi ; majori forsitan cum timore sententiam in me fertis quam ego accipiam. L’attitude de Bruno au champ de Flore fut digne de ce mot héroïque. Sur le bûcher et jusqu’au milieu des flammes, cette volonté de fer garda sa constance, ce jeune et noble front conserva sa sérénité.


IV.

Quel était le crime de Bruno ? Son crime, c’étaient ses idées. Pour le juger, et pour juger aussi le tribunal qui l’immola, ce sont ces idées qu’il faut apprécier. Étaient-elles véritablement impies, athées, immorales ? Examinons. Rien ne peut plus troubler aujourd’hui l’impartialité de l’histoire : San-Severina n’est pas là pour nous entendre ; nous pouvons caractériser sincèrement le système de Bruno et en apprécier la valeur sans complaisance comme sans déguisement.

Le nom de Bruno s’attache à trois entreprises : il voulait substituer le lullisme à la logique d’Aristote et l’astronomie de Kopernic à celle de Ptolémée, remplacer enfin la métaphysique de l’église par un platonisme rajeuni. Ces trois entreprises se tiennent étroitement. Bruno n’était pas astronome et mathématicien, comme l’a remarqué un savant critique[2]. Il soutenait la théorie de Kopernic, non pas au nom de l’expérience, mais a priori ; non pas à l’aide de calculs exacts, mais sur la foi de ses idées métaphysiques. Son astronomie était donc une partie de son platonisme. Quant à la réhabilitation qu’il essaya de la logique de Raymond Lulle, elle n’a d’intérêt que parce qu’il y introduisait l’idée panthéiste. On sait le rôle considérable qu’a joué au moyen-âge l’Ars magna du philosophe majorquain. Esprit subtil, imagination exaltée, cœur de héros, également passionné pour la Kabbale et pour l’Évangile, ce personnage romanesque, à la fois alchimiste, missionnaire et presque saint, avait imaginé sous le nom de grand art une sorte de machine à penser. C’était un alphabet d’idées abstraites, de

  1. On a contesté récemment l’authenticité de la lettre de Scioppius ; on a voulu révoquer en doute le supplice et même la prison de Bruno. La découverte du document de Venise réduit à néant ces vaines dénégations de l’esprit de parti, que M. Bartholmess nous paraît avoir définitivement mises hors de cause.
  2. M. Libri, Histoire des Sciences mathématiques en Italie, t. IV, p. 144-59.