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le premier foyer du péripatétisme ; Padoue, dominée par Venise, où l’inquisition romaine tend ses lacets et pensionne ses geôliers. Il semble qu’une fatalité ennemie fût attachée à ce génie hasardeux et mobile, et le poussât de témérité en témérité jusqu’à l’abîme. Ne l’accusons pas, plaignons-le ; suspect à tous les clergés, à toutes les universités d’Europe, ne pouvant trouver la paix sur la terre étrangère, il vint chercher un asile au pays natal et contempler ce doux ciel, il cielo benigno, dont il parle dans un de ses ouvrages avec l’attendrissement d’un exilé.

On ignore encore si Bruno fut arrêté à Padoue ou à Venise, et on avait mal connu jusqu’à nos jours la date exacte de son arrestation. Grace à la découverte du document de Venise, due à M. Léopold Ranke, l’illustre historien, et publié pour la première fois par M. Bartholmess, beaucoup de circonstances obscures du procès de Bruno se sont éclairées d’un jour inattendu. C’est en septembre 1592 que le père inquisiteur de Venise s’empara de la personne de Bruno et le fit détenir dans les prisons que la république mettait à la disposition du saint-office, aux Plombs ou aux Puits. Son arrestation fut promptement mandée au grand-inquisiteur siégeant à Rome, Santorio, dit San-Severina. Celui-ci ordonna sur-le-champ qu’on le lui envoyât sous bonne escorte, à la première occasion. Le 28 du même mois, une occasion sûre se présenta, et le père inquisiteur, accompagné du vicaire des patriarches et de l’assistant de l’inquisition, Thomas Morosini, se rendit aussitôt auprès des Savi[1] pour solliciter, au nom de son éminence, sur les motifs suivans l’extradition de Jordano : « Cet homme, disait-il, est non-seulement hérétique, mais hérésiarque ; — il a composé divers ouvrages où il loue fort la reine d’Angleterre et d’autres princes hérétiques ; — il a écrit différentes choses touchant la religion et contraires à la foi, quoiqu’il s’exprimât en philosophe ; — il est apostat, ayant d’abord été dominicain ; — il a vécu nombre d’années à Genève et en Angleterre ; — il a été poursuivi en justice pour les mêmes chefs à Naples et en d’autres endroits. » Après cette énumération, le père inquisiteur insista vivement, se montrant aussi bien informé de tout ce qui concernait le prévenu, que si, depuis vingt ans, il ne l’eût jamais perdu de vue. Les Savi hésitèrent, éludèrent ; la matinée s’écoula ; après dîner, le père inquisiteur revint et redoubla d’insistance. Enfin les Savi refusèrent en ces termes : « L’affaire étant considérable et de conséquence, et les occupations de la république nombreuses et graves, on n’a pu pour le moment prendre aucune résolution. » - Che essendo la cosa di momento e consideratione, e le occupationi di questo stato molte e gravi, non si havera per allora potuto fare resolutione[2].

  1. Les sages ou Savi formaient, avec le doge et la seigneurie, le conseil de la république. Voyez Daru, Histoire de Venise.
  2. On trouvera le précieux document de Venise dans le livre de M. Barthohness, t. I,