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avec l’imagination d’un poète et le courage fanatique d’un sectaire. C’est cette idée qui, au sein même du cloître, apparaît de bonne heure à ce fougueux jeune homme. Elle l’enflamme, elle le possède. Du couvent, elle le jette dans le siècle ; elle l’entraîne sur tous les champs de bataille de la philosophie européenne ; elle le met aux prises avec les théologiens de la Sorbonne, les docteurs d’Oxford, les réformés de Wittenberg ; elle anime et colore de ses reflets ses dialogues, ses poèmes, ses comédies. Elle le conduit enfin sous les plombs de Venise, et remplit son âme de sérénité jusque sur le bûcher du champ de Flore. Cette persévérance dans la même idée, cette audace à la proclamer, cette ferveur à la répandre, cette fermeté à la soutenir jusqu’à la mort, voilà ce qui donne à Bruno une physionomie distincte. Parmi ces amans de l’antiquité, presque seul il conserve une certaine indépendance ; parmi ces esprits ardens et confus, c’est celui qui s’entend le mieux avec lui-même, quoiqu’il ne s’entende pas toujours ; c’est lui, enfin, qui, entre tous ces novateurs turbulens, sait le mieux pourquoi il combat à la fois la scholastique, Aristote et l’église.

Sans partager l’engouement de l’Allemagne pour un génie incomplet, il faut donc reconnaître qu’à plusieurs titres, comme le plus indépendant des néo-platoniciens, comme le plus audacieux des adversaires de la scholastique, comme père de l’école panthéiste qui a produit Spinoza, Schelling et Hegel, enfin comme serviteur dévoué et martyr héroïque de la philosophie et de la liberté, Giordano Bruno a une grande place dans le XVIe siècle, et offre un sujet très intéressant d’études à la philosophie du nôtre.

L’Allemagne a plus vanté Bruno qu’elle ne l’a fait connaître. Brucker, qui raconte savamment sa vie, n’entend pas sa doctrine ; Tennemann la dédaigne, en bon kantien qu’il est. Moins exclusif, un autre disciple de Kant, Buhle, expose longuement et pesamment des idées dont il ne paraît pas avoir le secret. Les écrits de Bruno ont une réputation d’obscurité assez bien méritée, et de plus quelques-uns sont fort rares ; il suffit de citer la Cabala del Cavallo Pegaso, qui coûta si cher au duc de La Vallière, et le fameux Spaccio de la bestia trionfante, bonheur ou désespoir des bibliophiles. M. Wagner est venu enfin nous donner la collection complètes des écrits italiens de Bruno ; mais les écrits latins, surtout le De triplici Minimo et le De Monade, ont aussi leur importance, et M. Gfloerer, qui les avait tous promis, nous rendrait un grand service s’il tenait parole. M. Bartholmess a profité de tous ces travaux[1], et il y a considérablement ajouté. Dans une vie de Bruno très étendue et très complète, l’auteur débrouille et même éclaire d’un jour nouveau quelques particularités de cette existence orageuse et mobile.

  1. Je ne dois pas oublier une bonne thèse de M. Debs : J. Bruni nolani Vita et Placita, 1844.