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Cela devait être. Le Dieu de Platon et du christianisme est un Dieu profondément distinct du monde ; le Dieu d’Alexandrie et le monde ne font qu’un. Le Dieu de Platon et du christianisme devient fécond parce qu’il aime et parce qu’il veut être aimé ; le Dieu d’Alexandrie produit le monde comme la mer produit les nuages, comme le germe produit le fruit, comme un vase trop plein épanche une partie de son onde. Fait à l’image d’un Dieu libre, l’homme, pour Platon et pour le christianisme, marche librement à sa fin, sous l’œil de la Providence. L’homme et le Dieu d’Alexandrie obéissent à la loi de l’émanation, suivant laquelle les êtres se succèdent et se développent comme des ondes fugitives, ou, pour mieux dire, comme les anneaux d’airain d’une chaîne inflexible. Le Dieu de Platon et du christianisme, idéal de l’ame humaine, dénoue doucement les chaînes qui l’unissent au corps, et, purifiant son être sans altérer son individualité, lui ouvre dans son sein un asile éternel de contemplation et de bonheur. Cet idéal sacré ne suffit pas à Alexandrie : au lieu de délivrer l’ame, elle préfère l’anéantir ; son Dieu, qui, sans le vouloir, a produit l’humanité, l’absorbe comme il l’a exhalée, ou plutôt il n’y a ici ni Dieu ni humanité ; il y a un gouffre, et, sur ses bords, de vaines ombres qui, à peine sorties pour un rapide instant, n’ont rien de mieux à faire que de s’y abîmer sans retour.

Ainsi donc, autant le vrai platonisme est d’accord avec l’esprit chrétien, autant le faux platonisme lui est contraire. Voilà tout le secret des néo-platoniciens du XVIe siècle. La philosophie de Marsile Ficin, de Bruno, de Patrizzi, ce n’est pas la philosophie de Platon, c’est le platonisme panthéiste d’Alexandrie. Je n’entends pas dire que tous ces philosophes aient été au fond de leurs pensées, que tous aient eu conscience de l’opposition de leurs doctrines avec l’esprit du christianisme ; mais orthodoxes ou hérétiques, adversaires d’intention ou simplement de fait, tous tombent dans le même excès. Gémiste Pléthon, l’un des premiers Byzantins qui aient porté dans l’Occident les lettres grecques, prétend associer Platon et Zoroastre. Le fondateur de l’académie platonicienne de Florence, Marsile Ficin, est un chrétien sincère et plein de candeur. Seulement, entre Platon et Plotin son enthousiasme hésite, ou plutôt il ne les distingue pas, et, en les traduisant et les interprétant tous deux, il croit de bonne foi les concilier. Pic de la Mirandole marche sur ses traces, et, comme autrefois Philon, il applique à la cosmogonie de Moïse une exégèse mystique. Patrizzi est un esprit violent et déréglé qui, sous le nom de Platon et d’Hermès, donne carrière à ses folles rêveries. Mais voici dans l’école platonicienne deux graves personnages, deux princes de l’église, le cardinal Bessarion et le cardinal Nicolas de Cuss : sont-ce là des interprètes fidèles du Phédon et du Timée ? Non, ce sont des élèves d’Alexandrie mêlant et brouillant ensemble Platon, Aristote et Plotin. L’un voit la Trinité dans le Timée ;