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date de 89, et dont l’autre, essayée tumultueusement au nom de la fraternité, est tombée le 9 thermidor. Or, l’individualisme qui a vaincu en 89 avait depuis long-lemps remporté des victoires successives qui devaient aboutir à un triomphe définitif. On sera peut-être étonné d’apprendre que Henri IV a fait monter sur le trône avec lui l’individualisme, au profit duquel travaillent aussi Richelieu et Louis XIV. Quelle triste influence n’exercent pas sur l’histoire ces idées mal conçues, mal digérées, qui, avec la prétention de l’éclaircir, la travestissent et la dénaturent !

Dans le domaine littéraire, nous retrouvons encore ce terrible individualisme. M. Louis Blanc a découvert que Voltaire n’était pas socialiste, et pour prouver qu’il n’aimait pas assez le peuple, il cite quelques passages de sa correspondance. Il y avait en effet chez Voltaire un penchant très marqué pour l’élégance des mœurs aristocratiques et les traditions de la monarchie. Toutefois il n’est pas exact de prétendre, comme l’a fait M. Louis Blanc, que ce génie si juste et si clairvoyant n’ait jamais eu de préoccupations politiques et n’ait jamais cru à la possibilité d’une rénovation sociale. Voici ce qu’écrivait Voltaire en 1764 au marquis de Chauvelin : « Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement rapprochée de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses. » Ce n’est pas la seule des assertions téméraires de M. Louis Blanc que nous puissions relever au sujet des grands hommes du XVIIe siècle. Que dirons-nous de ce jugement sur Montesquieu ? « Quand on étudie sérieusement Montesquieu, on s’étonne de le trouver si affirmatif à la fois et si faible. Sa profondeur prétendue n’est qu’à la surface : c’est un déguisement de ses erreurs. » Ce n’est pas à Montesquieu que ces lignes feront du tort, et elles ont achevé de nous convaincre combien peu M. Louis-Blanc a l’esprit historique et critique. Nous le voyons entièrement subjugué par les opinions qui ont cours dans son parti et dans ce qu’il appelle l’école de la fraternité. Ainsi Morelly et Mably sont de grands penseurs, et nous apprenons en revanche que l’esprit de Turgot manquait d’étendue. À la vue de pareilles étourderies, n’est-on pas consterné quand on songe que l’étendue est précisément le principal caractère du génie de Turgot ?

Un ton continuellement oratoire imprime à l’élégance du style de M. Louis Blanc de la monotonie. Il a, nous l’avons dit, des pages brillantes, et cependant la vivacité des couleurs n’empêche pas que la physionomie générale de la composition n’ait quelque chose de commun. Quelquefois aussi, par son emphase, l’auteur détruit les effets qu’il avait commencé de produire. C’est ainsi qu’il interrompt un récit