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Parfois un d’entre eux se lève, un autre le suit ; ils sautent comme si le Saint-Esprit les possédait, et les voilà tous qui dansent le plus solennel des menuets,

Un menuet où l’inspiration de la grace peut tenir lieu de talent et où l’ame éperdue de joie cherche à sortir de sa peau.

Moi, indigne Atta Troll, jouirai-je un jour de cette béatitude, et, après mes tribulations terrestres, passerai-je dans ce royaume de délices impérissables ?

Ivre de volupté céleste, là-haut sous la tente étoilée, une auréole au front, la palme à la patte, danserai-je aussi devant le trône du Seigneur ? -


IX.

Comme la langue écarlate que le roi nègre de Freiligrath tire dans sa colère hors de ses lèvres noires et épaisses,

Ainsi la lune rougeâtre sort des sombres et lourds nuages. On entend au loin les cascades, qui ne sommeillent jamais, bruire tristement dans le silence des ténèbres.

Atta Troll est debout au sommet de son rocher favori ; il est seul, seul au bord de l’abîme, et il hurle ces paroles qu’emportent les vents de la nuit :

— Oui, je suis un ours ! je suis ce que vous nommez ours velu, sauvage, grognon, mal léché, et Dieu sait quoi encore !

Oui, je suis un ours ! je suis l’animal qu’il faut pourchasser, la brute objet de votre mépris, de votre sourire.

Je suis la cible de vos railleries, je suis la bête noire avec laquelle vous effrayez le soir les enfans quand ils ne sont pas sages.

Je suis la caricature grotesque des contes de vos nourrices ; je le suis, et je le crie à haute voix à ces hommes là-bas.

Entendez-vous ? entendez-vous ? je suis un ours ! Jamais je ne rougirai de mon origine. Je m’en glorifie comme si j’étais issu du sang de Moïse Mendelsohn ! —


X.

Il est minuit. Deux formes sauvages se glissent à quatre pattes avec de sourds grognemens et se fraient un chemin à travers le sombre fourré de sapins.

C’est Atta Troll, le père, et son fils, le jeune Une-Oreille. Ils s’arrêtent dans la clairière, près du rocher qu’on appelle la Pierre-Sanglante.

— Cette pierre, grogne Atta Troll, est l’autel où les druides, à l’époque du paganisme, faisaient des sacrifices humains.

O comble de l’horreur et du crime ! quand j’y pense, mon poil se hérisse sur mon dos. — On répandait du sang à la gloire de Dieu !