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revanche, les bons musiciens ne sont rien moins que d’honnêtes gens, et pourtant la chose essentielle en ce monde, c’est l’honnêteté, ce n’est pas la musique. » Jamais les temps n’avaient été meilleurs pour l’ineptie vertueuse, pour les grandes convictions qui bredouillent et les nobles sentimens qui ne disent rien du tout. Le règne des justes allait commencer dans la littérature. Je me souviens d’un écrivain d’alors dont le principal mérite à ses propres yeux était de ne pas savoir écrire ; en récompense de son style de plomb, il reçut une timbale d’honneur en argent.

Par les dieux immortels ! à cette époque il s’agissait de défendre les droits imprescriptibles de l’esprit, l’autonomie de l’art, l’indépendance souveraine de la poésie. Comme cette défense a été la grande affaire de ma vie, je l’ai perdue de vue moins que jamais dans Atta Troll. Par le fond et par la forme, ce poème était une protestation contre les plébiscites des tribuns du jour, et, dans le fait, à peine mes hommes de caractère, mes austères Romains en connurent-ils quelques extraits, que leur bile s’en émut singulièrement. On m’accusa non-seulement de tenter une réaction littéraire, mais encore de railler les plus saintes conquêtes du progrès social. Quant à la valeur esthétique de mon poème, je leur donnai, je leur donne encore aujourd’hui beau jeu. Je l’ai écrit pour mon propre plaisir, dans le genre capricieux et fantasque de cette école romantique où j’ai passé les plus charmantes années de ma jeunesse, et dont j’ai fini par rosser le maître, ce pauvre Schlegel ! La préférence que j’ai donnée à ce genre est peut-être condamnable au point de vue littéraire ; mais tu mens, Brutus, tu mens, Cassius, tu mens aussi, Asinius, quand vous prétendez que ma raillerie atteint ces idées qui sont le plus précieux héritage de l’humanité, et pour lesquelles j’ai moi-même tant combattu et souffert ! Non, si le rire saisit irrésistiblement le poète, c’est quand il compare ces idées, qui planent devant lui dans toute leur grandeur et leur clarté splendide, avec les formes lourdes et grossières dont les affublent ses contemporains tudesques : il raille alors, pour ainsi dire, la peau d’ours temporelle de ces idées. Il y a des miroirs dont la glace est taillée à facettes si obliques, qu’Apollon même y serait une caricature. Nous rions alors de la caricature et non pas du dieu.

Un seul mot encore. Est-il besoin de faire remarquer qu’en tirant des poésies de Freiligrath une phrase qui revient plusieurs fois dans Atta Troll, et qui en fait pour ainsi dire la ritournelle comique, je n’ai nullement eu l’intention de déprécier cet écrivain ? Je fais grand cas de Freiligrath, surtout maintenant, et je le compte parmi les poètes les plus remarquables qui aient paru en Allemagne depuis la révolution de juillet. Son premier recueil me tomba sous la main à l’époque même où j’écrivais Atta Troll, et la disposition d’esprit dans laquelle j’étais alors doit expliquer l’impression bouffonne que me causa particulièrement la lecture du petit poème intitulé : Le Roi nègre. Ce morceau est vanté cependant comme un des meilleurs du poète. Pour les lecteurs qui ne le connaissent pas, je dirai simplement que le roi nègre, qui sort de sa tente blanche, pareil à une éclipse de lune, possède aussi une brune compagne sur le noir visage de laquelle se balancent de blanches plumes d’autruche ; mais dans son ardeur belliqueuse il l’abandonne, et se rend au combat des nègres où résonne le tambour orné de crânes. Hélas ! il trouve là son Waterloo africain, et il est vendu aux blancs par les vainqueurs. Les blancs emmènent le noble captif en Europe, et là