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d’abord par les dives ou esprits élémentaires, créés précédemment par Dieu d’une matière élevée, subtile et lumineuse. Après avoir laissé ces populations préadamites occuper le globe pendant soixante-douze mille ans et s’être fatigué du spectacle de leurs guerres, de leurs amours et des productions fragiles de leur génie, Dieu voulut créer une race nouvelle plus intimement unie à la terre et réalisant mieux l’hymen difficile de la matière et de l’esprit. C’est pourquoi il est dit dans le Coran : « Nous avons créé Adam en partie de terre sablonneuse et en partie de limon ; mais, pour les génies, nous les avions créés et formés d’un feu très ardent. » Dieu forma donc un moule composé principalement de ce sable fin dont la couleur devint le nom d’Adam (rouge), et, quand la figure fut séchée, il l’exposa à la vue des anges et des dives, afin que chacun pût en dire son avis. Éblis, autrement nommé Azazel, qui est le même que notre Satan, vint toucher le modèle, lui frappa sur le ventre et sur la poitrine, et s’aperçut qu’il était creux : « Cette créature vide, dit-il, sera exposée à se remplir ; la tentation a bien des voies pour pénétrer en elle. » Cependant Dieu souffla la vie dans les narines de l’homme et lui donna pour compagne la fameuse Lilith, appartenant à la race des dives, qui, d’après les conseils d’Éblis, devint plus tard infidèle, et eut la tête coupée. Ève ou Hava ne devait donc être que la seconde femme d’Adam. Le Seigneur, ayant compris qu’il avait eu tort d’associer deux natures différentes, résolut de tirer cette fois la femme de la substance même de l’homme. Il plongea celui-ci dans le sommeil, et se mit à extraire l’une de ses côtes, comme dans notre légende. Voici maintenant la nuance différente de la tradition arabe : pendant que Dieu, s’occupant à refermer la plaie, avait quitté des yeux la précieuse côte, déposée à terre près de lui, un singe (kerd), envoyé par Éblis, la ramassa bien vite et disparut dans l’épaisseur d’un bois voisin. Le Créateur, assez contrarié de ce tour, ordonna à un de ses anges de poursuivre l’animal. Ce dernier s’enfonçait parmi des branchages de plus en plus touffus. L’ange parvint enfin à le saisir par la queue ; mais cette queue lui resta dans la main, et ce fut tout ce qu’il put rapporter à son maître, aux grands éclats de rire de l’assemblée. Le Créateur regarda l’objet avec quelque désappointement : « Enfin, dit-il, puisque nous n’avons pas autre chose, nous allons tâcher d’opérer également ; » et, cédant peut-être légèrement à un amour-propre d’artiste, il transforma la queue du singe en une créature belle au dehors, mais au dedans pleine de malice et de perversité.

Faut-il voir ici seulement la naïveté d’une légende primitive ou la trace d’une sorte d’ironie voltairienne qui n’est pas étrangère à l’Orient ? Peut-être serait-il bon, pour la comprendre, de se reporter aux premières luttes des religions monothéistes, qui proclamaient la déchéance de la femme, en haine du polythéisme syrien, où le principe féminin dominait sous les noms d’Astarté, de Derceto ou de Mylitta. On faisait remonter plus haut qu’Ève elle-même la première source du mal et du péché ; à ceux qui refusaient de concevoir un dieu créateur éternellement solitaire, on parlait d’un crime si grand commis par l’antique épouse divine, qu’après une punition dont l’univers avait tremblé, il avait été défendu à tout ange ou créature terrestre de jamais prononcer son nom. Les solennelles obscurités des cosmogonies primitives ne contiennent rien d’aussi terrible que ce courroux de l’Éternel, anéantissant jusqu’au souvenir de la mère du monde. Hésiode, qui peint si longuement les enfantemens monstrueux et les