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le coin de terre où la pauvre famille ensevelissait d’habitude la dépouille des siens. Du trou qu’il creusait sortaient à chaque coup les ossemens humides et les morceaux pourris des anciennes bières. Le trou assez élargi, l’on y mit le nouveau cercueil, et le fils et la bru s’assirent au revers de la fosse, les pieds au fond, celui-ci d’un bout, celle-là de l’autre ; ils reprirent ainsi l’oraison funèbre, tantôt psalmodiant, tantôt s’exclamant. L’homme tenait entre ses mains un crâne à peine encore desséché que la houe du fossoyeur avait roulé devant lui ; il avait ramassé l’affreuse et chère relique ; il la couvrait tout en parlant de baisers et de larmes ; il s’interrompait pour la contempler : il était là comme Hamlet conversant avec la tête d’Yorik. Le prêtre dit une courte prière, après quoi les assistans, enfans et vieillards même, se précipitant à l’envi sur les ossemens dispersés autour d’eux, les rejetèrent pêle-mêle, avec des poignées d’herbe et de terre, dans la fosse béante jusqu’à ce qu’elle fût comblée. A travers ce lugubre tumulte passait et repassait un vieil idiot presque entièrement nu ; il jouait, sautait, riait et gesticulait. Tous le regardaient et le laissaient faire avec la pitié de la superstition.

Ce deuil sauvage, ces rites bizarres, ces cris, cette violence, cette folie, tout cela remuait l’ame. Il restait là quelque chose des premiers âges, et l’on se sentait invinciblement transporté dans un monde qui n’est plus. Ce n’était ni pour le regretter, ni pour maudire le nôtre ; mais il y avait une tristesse infinie dans ce spectacle solitaire, dans ce peuple abandonné. L’homme d’à-présent ne reverra jamais sans une émotion profonde l’homme qu’il fut à son berceau. Les nations modernes auront beau s’affermir dans les voies sévères qu’elles se sont faites, secouer de plus en plus le charme instinctif des mœurs primitives pour n’obéir qu’à leurs volontés et à leur raison, jamais elles ne dépouilleront cette mystérieuse sympathie que leur inspirent les premiers-nés de la terre ou les vaincus de la civilisation : l’on sera toujours bien venu à flatter ces irrémédiables défaites. L’Histoire de la conquête des Normands, est parmi bien d’autres un illustre exemple de cette faveur populaire qui récompense le culte des ruines. M. de Courson pouvait renouveler sur un plus vaste théâtre l’œuvre dramatique de M. Augustin Thierry. Pourquoi n’a-t-il pas essayé ? J’oubliais que M. de Courson ne professe, à l’endroit de M. Thierry, qu’une estime assez mince.

Mettons-nous donc sur le vrai terrain de l’auteur, puisqu’il ne s’est pas mis sur celui qu’il annonçait ; demeurons en Armorique, ou pour mieux dire, à propos de l’Armorique, étudions l’unique point auquel M. de Courson a tout sacrifié, l’apothéose des institutions féodales : tout aboutit là, si quelque chose aboutit dans cette œuvre inextricable, qui recommence toujours et ne finit jamais. La légitimité divine de la féodalité, les graces qu’elle a versées sur les peuples, l’honneur qu’elle a fait, à