Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/811

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’absorbe et se perd dans les élémens hétérogènes que chaque jour lui associe. Ces Marseillais pur sang, qui trouvaient naguère que, si Paris avait une Canebière, ce serait un petit Marseille, se sentent aujourd’hui dépaysés au milieu de cette même Canebière ; leur accent classique devient étranger parmi les groupes d’intrus qui s’en disputent le pavé ; ils ont des fils qui pensent et parlent comme tout le monde, des filles qui comprennent à peine le patois ; l’antique bonhomie, la joviale rondeur, la brusquerie nationale, s’en vont ; l’originalité provençale se réfugie dans quelques bastides et quelques cabarets privilégiés. Des Dauphinois, des Lyonnais, des Parisiens, des Normands, des Gascons, des Génois, des Suisses, des Juifs, des Grecs, arrivent à la tête des affaires. Dans les rangs inférieurs de la société, les changemens ne sont guère moins considérables. De nouvelles races d’ouvriers ont été attirées par le surcroît de travail qui est résulté des développemens du commerce et de l’industrie ; elles ne se sont pas constituées à l’état de colonie, comme les Catalans, qui, de temps immémorial, sont les pêcheurs du golfe de Marseille ; elles se mélangent en se fixant, et la seule qui conserve pour un temps encore ses caractères distinctifs, c’est celle qu’envoie la Ligurie. Par leur sobriété, leur patience, leur résistance aux plus rudes fatigues, les Génois, ces Auvergnats de la Méditerranée, se sont si complètement emparés de tous les travaux pénibles du pays, que, s’ils se retiraient, la plus grande partie des établissemens industriels de la Provence seraient réduits à l’impossibilité de fonctionner. Le chemin de fer, qui frappe aux portes de la ville, va compléter l’immixtion, effacer ce qui reste de la couleur locale, jadis si vive et si tranchée, et, sans l’aristocratique corporation des portefaix, qui seule reste encore debout au milieu de tant de nouveautés, on verrait bientôt de tout à Marseille, excepté des Marseillais.

Pour loger 90,000 nouveaux habitans, il a fallu construire une nouvelle ville. On en a fait autant, sans le même degré de nécessité, dans une autre partie du midi, à Bordeaux, et, en parcourant les deux villes, on croit comprendre, au seul aspect des habitations, comment l’une grandit, tandis que l’autre demeure à peu près stationnaire. Bordeaux a construit des hôtels, Marseille des maisons ; les uns semblent bâtis pour des familles dont la fortune est faite, les autres pour des familles qui la font ; l’ordonnance générale annonce là un luxe hospitalier, ici une sage économie. Les mœurs d’un peuple ne se réfléchissent nulle part si bien que dans son architecture : l’élégance des quartiers neufs de Marseille est tout entière dans la symétrie des alignemens, le choix des matériaux employés et la disposition à peu près uniforme des maisons. On sent d’abord que l’ordre et le travail les habitent. Au rez-de-chaussée sont les bureaux et les comptoirs ; une porte intérieure les sépare de l’escalier et des pièces réservées à la famille ; il n’y a de places