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autre côté, l’irrigation, qui, sous le soleil du midi, décuple souvent les produits du terrain, est bien loin d’avoir épuisé ses trésors, et l’emploi judicieux des eaux perdues qui descendent des Basses-Alpes et de leurs contreforts équivaudrait à la conquête d’une province. Ce n’est pas ici le lieu de donner à ces grandes entreprises agricoles toute l’attention qu’elles méritent ; mais les laisser passer inaperçues quand leurs élémens se trouvent réunis sous les pas du voyageur, ce serait oublier que, pour élever l’industrie commerciale et maritime de la Provence, il faut en élargir la base.

Les bateaux à vapeur descendent aujourd’hui, quand les eaux sont bonnes, de Lyon à Beaucaire en quinze heures. On connaît la mâle et sévère beauté de cette partie de la vallée du Rhône. — Le paysage change d’aspect à partir de Beaucaire ; les montagnes s’écartent ; les grandes anfractuosités disparaissent ; les soulèvemens calcaires ou volcaniques ne se détachent plus sur la sombre verdure des vallons : la contrée s’aplanit, et les terrains d’alluvion, que les courans descendus des Alpes ont formés en refoulant la mer, ne s’élèvent guère au-dessus de son niveau ; le Rhône lui-même a perdu sa rapidité. Le mouvement et l’activité de la population semblent s’arrêter avec la variété d’aspect du sol ; les habitations s’éloignent du fleuve et se tiennent en dehors de la large zone sur laquelle il déborde périodiquement ; le mistral seul a le pouvoir de troubler le calme majestueux qui règne à l’horizon. Cependant le bateau à vapeur chemine, et bientôt de vieilles et noires murailles, surmontées de tours et de clochers, se dessinant sur l’azur éclatant du ciel, rappellent la présence de l’homme ; un repli du courant vous porte à leur pied ; des mâts nombreux se montrent en arrière d’un pont de bateaux ; vous êtes à Arles.

Cette antique résidence de Constantin, cette Rome des Gaules[1] où la puissance des empereurs se maintint si long-temps en face des barbares, cette capitale déchue d’un royaume auquel elle donnait son nom, était, il y a soixante ans, profondément séparée, par les privilèges et les immunités dont elle jouissait, du royaume de France proprement dit. Arles pouvait être alors une ville française aux yeux de l’étranger : à ceux de ses habitans et de ses voisins, elle était la ville libre par excellence. La révolution a fait passer sur elle le niveau de l’égalité : le chemin de fer, dont le tracé bouleverse à ses portes les tombes romaines que vingt siècles avaient respectées, menace d’un bien autre péril ce qui lui reste d’originalité. Encore un peu de temps, et elle sera comme tant d’autres villes. Chaque année qui approche avancera l’œuvre de nivellement plus que ne le faisait auparavant tout un siècle. Hâtez-vous donc de visiter Arles, vous qui voulez respirer un parfum de civilisation

  1. Gallula Roma Arelas, disait Ausone au IVe siècle.