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— Y songez-vous ? me dit l’Arménien en m’arrêtant le bras. C’est un fou, et pour ces gens-là c’est un saint ; laissez-les crier, le capitaine va leur parler.

L’esclave faisait mine de pleurer, comme si je lui avais fait beaucoup de mal, et ne croulait pas bouger de la place où elle était. Le capitaine arriva, et dit avec son air indifférent : « Que voulez-vous ? ce sont des sauvages ! » et il leur adressa quelques paroles assez mollement. « Ajoutez, dis-je à l’Arménien, qu’arrivé à terre j’irai trouver le pacha, et je leur ferai donner des coups de bâton. »

Je crois bien que l’Arménien leur traduisit cela par quelque compliment empreint de modération. Ils ne dirent plus rien, mais je sentais bien que ce silence me laissait une position trop douteuse. Je me souvins fort à propos d’une lettre de recommandation que j’avais dans mon portefeuille pour le pacha d’Acre, et qui m’avait été donnée par un de mes amis, qui a été quelque temps membre du divan à Constantinople. Je tirai mon portefeuille de ma veste, ce qui excita une inquiétude générale. Le pistolet n’aurait servi qu’à me faire assommer, — surtout étant de fabrique arabe ; — mais les gens du peuple en Orient croient toujours les Européens quelque peu magiciens et capables de tirer de leur poche, à un moment donné, de quoi détruire toute une armée. On se rassura en voyant que je n’avais extrait du portefeuille qu’une lettre, du reste fort proprement écrite en arabe et adressée au terrible Ahmed-Pacha, qui précédemment avait fait partie de l’ambassade turque à Paris.

Ce qu’il y avait de plus heureux dans mon idée et dans ma situation, c’est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-d’Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l’eau. La ville n’était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, d’y arriver le lendemain. Quant à Ahmed-Pacha, par un autre hasard digne de s’appeler providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l’avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. — Il m’avait donné du tabac turc et fait beaucoup d’honnêtetés. La lettre dont je m’étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses nouvelles grandeurs ne m’eussent effacé de sa mémoire ; mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j’étais un personnage très puissamment recommandé.

La lecture de ce document produisit l’effet du quos ego de Neptune. L’Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect, avait ôté l’enveloppe qui, comme il est d’usage pour les recommandations, n’était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu’il le lisait. Dès-lors les coups de bâton promis n’étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces garnemens baissèrent la tête, et le capitaine m’expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter