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pris d’avance les informations nécessaires. Dites maintenant au capitaine qu’il ne convient pas que ses matelots causent avec elle.

— Le capitaine, me dit-il, après avoir parlé à ce dernier, répond que vous auriez pu le lui défendre à elle-même tout d’abord.

— Je ne voulais pas, répliquai-je, la priver du plaisir de parler sa langue, ni l’empêcher de se joindre aux prières ; d’ailleurs, la conformation du bâtiment obligeant tout le monde d’être ensemble, il était difficile d’empêcher l’échange de quelques paroles.

Le capitaine Nicolas n’avait pas l’air très bien disposé, ce que j’attribuais quelque peu au ressentiment d’avoir vu sa proposition d’échange repoussée. Cependant il fit venir le matelot hadji que j’avais désigné surtout comme malveillant, et lui parla. Quant à moi, je ne voulais rien dire à l’esclave, pour ne pas me donner le rôle odieux d’un maître exigeant.

Le matelot parut répondre d’un air très fier au capitaine, — qui me fit dire par l’Arménien de ne plus me préoccuper de cela, — que c’était un homme exalté (mednoun), une espèce de saint que ses camarades respectaient à cause de sa piété ; que ce qu’il disait n’avait nulle importance d’ailleurs. — Cet homme, en effet, ne parla plus à l’esclave, mais il causait très haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu’il s’agissait de la muslim (musulmane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d’éviter ce système d’insinuation. Je me décidai à faire venir l’esclave près de nous, et, avec l’aide de l’Arménien, nous eûmes à peu près la conversation suivante :

— Qu’est-ce que t’ont dit ces hommes tout à l’heure ?

— Que j’avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.

— Mais ne savent-ils pas que je t’ai achetée ?

— Ils disent qu’on n’avait pas le droit de me vendre à toi.

— Et penses-tu que cela soit vrai ?

— Dieu le sait !

— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.

— Ce sera ainsi, me dit-elle.

Je priai l’Arménien de la distraire un peu et de lui conter des histoires. Ce garçon m’était, après tout, devenu fort utile, il lui parlait toujours de ce ton flûté et gracieux qu’on emploie pour égayer les enfans, — et commençait invariablement par « Ked ya sitti ?… » - Eh bien ! donc, madame !… qu’est-ce donc ? nous ne rions pas ? Voulez-vous savoir les aventures de la tête cuite au four ? — Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un habit du sultan à réparer, emporte chez lui la tête coupée d’un aga qui lui a été remise par erreur, — si bien que, ne sachant comment se débarrasser