Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/726

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ce n’est pas cela, me dit-il, mais c’est que nous pourrions bien manquer d’eau.

— Manquer d’eau !

— Sans doute ; vous n’avez pas d’idée de l’insouciance de ces gens-là. Pour avoir de l’eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu’à Damiette, car celle de l’embouchure du Nil est salée, et, comme la ville était en quarantaine, ils ont craint les formalités… du moins c’est là ce qu’ils disent, mais, au fond, ils n’y auront pas pensé.

— C’est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation était des plus simples ; — et j’allai avec l’Arménien l’interroger sur ce sujet.

Il se leva et me fit voir sur le pont les tonnes à eau entièrement vides, sauf l’une d’elles qui pouvait encore contenir cinq à six bouteilles d’eau ; puis il s’en alla se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il recommença son éternelle chanson en berçant sa tête en arrière contre le bordage.

Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur le gaillard d’avant avec la pensée qu’il était possible d’apercevoir les côtes de la Palestine, mais j’eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d’un damas. Il est même probable que nous n’avions guère changé de place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l’arrière. Tout le monde dormait avec sérénité ; le jeune mousse était seul debout et faisait sa toilette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l’eau qu’il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.

Je ne pus m’empêcher de manifester mon indignation. Je lui dis ou je crus lui faire conte rendre que l’eau de la mer était assez bonne pour la toilette d’un petit drôle de son espèce, et, voulant formuler cette dernière expression, je me servis du terme de ya kabibé, que j’avais noté. Le petit garçon me regarda en souriant et parut peu touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé et je n’y pensai plus.

Quelques heures après, dans ce moment de l’après-dînée où le capitaine Nicolas faisait d’ordinaire apporter par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, où seuls nous étions invités à prendre part, l’Arménien et moi, en qualité de chrétiens, — les matelots, par respect sans doute pour la loi de Mahomet ; ne buvaient que de l’eau-de-vie, le capitaine, dis-je, se mit à parler bas à l’oreille de l’Arménien.

— Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.

— Qu’il parle.

— Il dit que c’est délicat et espère que vous ne lui en voudrez pas si cela vous déplaît.

— Pas du tout.