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en qualité de mousse. Dans la nuit, une fraîche brise s’étant levée, on largua les voiles, et le lendemain au point du jour, l’escadre avait disparu ; elle emportait notre héroïne et sa fortune.


II.

Avant d’aller plus loin, il est bon d’avertir le lecteur que ceci n’est point un conte. Catalina a existé telle que je la représente ; bien plus, elle a pris soin d’écrire elle-même ses mémoires, et je refais son histoire sur ses propres notes, rédigées en vieux castillan[1]. On connaîtra plus tard les pièces sur lesquelles s’appuie cette bizarre narration.

Voilà donc cette aventurière de seize ans, à l’œil hardi, à la taille svelte, Espagnole par-dessus le marché, métamorphosée en marin et vivant au milieu de deux cents matelots. La situation était délicate, on en conviendra, et l’on a vu de plus sages novices succomber dans de moindres périls. Catalina ne songea même pas aux dangers sans nombre qui l’environnaient. En adoptant l’habit de l’homme, elle avait pour ainsi dire dépouillé son sexe. Rien de féminin n’apparaît dans la vie de cette femme extraordinaire ; son rôle s’était incarné en elle ; le souvenir de sa condition réelle ne se présente en aucune occasion à son esprit. Écolier insoumis chez le vieux professeur, page effronté chez don Carlos, elle devint à bord le mousse le plus intrépide de l’équipage, et pas un matelot n’eut le bonheur de deviner Catalina sous le costume goudronné de Francisco (c’était pour le moment son nom de guerre). Après une longue et périlleuse navigation, on arriva près des côtes du Pérou. Le navire d’Estevan Eguino fut expédié au petit port de Païta, situé par le 5° degré sud à deux cents lieues de Lima. Une catastrophe terrible allait soumettre à de nouvelles épreuves le courage de Catalina. Dans une nuit sombre et orageuse, le navire donna sur un rocher, s’entr’ouvrit, et, une large voie d’eau s’étant déclarée, il disparut à demi sous les lames. L’équipage arma la grande chaloupe malgré les supplications du capitaine, et abandonna tout à la fois le navire dont il jugeait la situation désespérée et le vieux commandant qui refusait de le quitter. Catalina, dans un moment d’héroïsme ou de bonne inspiration, resta seule fidèle à son devoir et à son maître. Bien lui en prit, car un quart d’heure plus tard elle put voir, à la lueur des éclairs, la chaloupe, entraînée sur des récifs, se briser et périr avec tous les déserteurs.

  1. Historia de la Monja alferez, doña Catalina de Erauso, escrita por ella misma.