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représentation. » De plus, la scène dont il s’agit a-t-elle été retranchée tout entière, ou seulement raccourcie ? Enfin comment faut-il entendre ces mots un peu obscurs : « On fut blessé ? » Qui ? le parti dévot ? Assurément, puisqu’il répandit contre l’auteur d’odieux et sanglans libelles. Aussi quelques-uns des traits qui tombaient le plus directement sur cette faction (le mot aujourd’hui, par exemple, dans la fameuse tirade sur l’hypocrisie : « Aujourd’hui, la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, etc. ») ont été évidemment sacrifiés pour donner satisfaction à cette cabale ; mais se plaignit-elle seule ? Pour moi, je crois que des plaintes, et des plaintes très vives, purent s’élever encore d’un autre côté. Que voyons-nous, en effet, dans cette scène ? Au premier plan, un riche et insolent libertin qui veut se donner, pour son argent, le passe-temps d’entendre un pauvre homme blasphémer ; d’une autre part, un valet intéressé qui engage l’homme en guenilles à gagner, à si bon marché, un beau louis d’or : « Va, va, jure un peu ; » puis un honnête mendiant qui, ayant au cœur la crainte de Dieu et le sentiment de sa dignité qu’on insulte, répond, sans déclamation, sans hésitation, simplement, fermement : « Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim. » Que fait alors le libertin ? Pour n’avoir pas trop à rougir devant le pauvre honnête homme, il lui jette la pièce d’or, en ajoutant avec un peu d’emphase : « Je te la donne pour l’amour de l’humanité. » A qui, je le demande, appartient ici le beau rôle ? Je me trompe peut-être, mais il me semble que ces derniers mots, pour l’amour de l’humanité, qui n’étaient entrés que très récemment dans le vocabulaire des philosophes, purent, avec une apparence de raison, blesser le petit cercle de libres penseurs amis et familiers de Molière, les Bernier, les Hénaut, les Chapelle, affligés de trouver une locution, qui n’était encore qu’à leur usage particulier, placée dans la bouche d’un aussi indigne et aussi abominable scélérat[1]. Je crois d’autant plus volontiers que l’auteur du Festin de Pierre sacrifia aux susceptibilités philosophiques de ses amis le trait qui termine ce bel épisode, mais ce trait seul, que nous retrouvons, dix-sept ans plus tard, la scène entière, moins les derniers mots, dans les exemplaires non cartonnés des Œuvres de Molière publiées par La Grange et Vinot, sur les propres manuscrits de l’auteur[2], d’où l’on peut inférer que la scène n’a disparu entièrement que sous les ciseaux, ouverts à contre-sens, du lieutenant de police de La Reynie. C’est là, je l’avoue, une opinion assez peu prévue, mais qui ressort pour moi avec évidence de l’effet produit par les représentations qui viennent d’avoir lieu. Chose étrange ! pendant que le texte original d’un des chefs-d’œuvre du XVIIIe siècle périssait

  1. Dans la pensée de Molière, don Juan se montre ici hypocrite de philosophie, comme il sera bientôt hypocrite de religion.
  2. Voyez tome VII, p. 177-179 de l’édit, de 1682.