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indignation si hautaine, jointe à une si grande stérilité d’idées, donne à tout ce réquisitoire je ne sais quel caractère bouffon. On voudrait ne pas sourire en un sujet si douloureux, et, si cela arrive par la faute du prédicateur maladroit, n’est-on pas autorisé à lui garder une légitime rancune ? Il y a dans le don Juan de Molière une scène que le livre de M. Beck m’a rappelée malgré moi, c’est le fameux sermon de Sganarelle à don Juan. Don Juan, pour M. Beck, c’est la société, c’est ce monde riche et insolent, débauché et cruel, qu’il a résolu de châtier dans ses poèmes. À ce don Juan pervers, l’honnête Sganarelle entreprend de faire une réprimande décisive, et, comme il est poussé à bout, comme il a le cœur gros et la vue trouble, Dieu sait le galimatias qui va sortir de là ! Vous vous rappelez ce beau discours : « Les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ; la nécessité n’a point de loi ; qui n’a pas de loi vit en bête brute, et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables. » Telles sont aussi les conclusions de M. Beck, et ses argumens, par malheur, ne différeraient pas de beaucoup de ceux qu’on vient de lire, si l’auteur n’avait à son service toutes les ressources d’une langue éclatante. D’où vient cela ? C’est que M. Beck est dupe de ses oisifs entraînemens, c’est qu’il prend pour une inspiration vigoureuse la première émotion de son cœur, et que, sans armes et sans cuirasse, il attaque follement l’ennemi redoutable qui se raille de ses coups. Jeunes poètes qui voulez châtier les duretés du monde, souvenez-vous qu’il faut, pour dompter l’insolence de don Juan, la main de pierre du commandeur. Si votre pensée n’est pas sûre d’elle-même, si vous prenez la parole sans droit et sans mission, je crains pour vous, malgré l’éclat de vos rimes, les incohérences de Sganarelle.

Si les vers de M. Beck sont pleins d’une faiblesse ampoulée quand il dénonce l’iniquité du siècle, son inspiration, au contraire, est amère et violente, lorsqu’elle s’adresse aux cœurs souffrans. M. Beck s’est trompé deux fois. Il fallait punir l’égoïsme avec cette calme vigueur que donne la supériorité de l’ame, et il importait de trouver pour les humbles ces douces paroles qui ferment les plaies saignantes et relèvent les natures flétries. Le poète n’a fait ni l’un ni l’autre. Le sujet qu’il a choisi exigeait deux qualités indispensables, la vigueur et la sérénité ; il les a négligées toutes deux pour des divagations sans but. Ainsi, nous sommes bien forcé de le dire, la pauvreté, qui pour une ame forte peut devenir une muse austère et féconde, n’a donné à M. Beck que les plus mauvais conseils ; malesuada fa mes.

Il serait impossible pourtant qu’un poète tel que l’auteur des Nuits et de la Résurrection ne prît pas çà et là de belles revanches. On trouve dans son livre de petits drames pleins d’intérêt et de vie, qui seraient plus remarqués encore, s’ils n’étaient enfouis au milieu de la rhétorique socialiste. L’uniformité du recueil nuit singulièrement à ces pièces plus heureuses : mettez-les à leur place, dans le libre mouvement d’un tableau varié, elles reprendront toute leur grace. Ici, au contraire, la monotonie du livre semble peser sur elles, et on dirait qu’elles empruntent à leur fâcheux entourage je ne sais quoi de faux et de déclamatoire. Anna maria, la Vieille fille, sont de douloureuses et délicates peintures, qui rappellent une des meilleures pièces de M. Hugo, celle qu’il intitule Regard jeté dans une mansarde. Dans la dernière surtout, le poète allemand pourrait lutter avec l’auteur des Voix intérieures ; il a mis dans cette